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LES PROPOS D’ALAIN

d’autres termes, pour conduire un directeur de journal à la faillite. Il s’agit de se tenir dans l’entre-deux ; de ménager un peu ; de heurter un peu ; et en somme de se faire une liberté dans les entraves mêmes, une liberté conquise, une liberté qui ait prise sur les choses et sur les gens ; non une liberté en l’air. Sans ces difficultés, que l’on rencontre dans toute action réelle, l’individu serait livré à sa fantaisie ; il ne se surveillerait plus lui-même ; il ne mesurerait plus ses jugements ; il ne dirigerait plus sa pointe. Il déclamerait. Il ferraillerait. Pour moi, je crois qu’un homme aura toujours la liberté qu’il saura prendre, et seulement celle-là. Et il devra la conquérir par audace et prudence mêlées. Mais déclamer le socialisme à des socialistes, et le sillonisme à des sillonistes, ce n’est que liberté apparente, et réel esclavage.

CXX

Il y a donc encore des espérantistes ? j’entendais dire, il n’y a pas longtemps, par un homme qui s’y connaît, que l’Espéranto était passé comme le volapuck, dans le royaume des ombres, remplacé par l’Ido, autre langue beaucoup plus simple et plus logique encore. Ce n’est donc qu’un schisme ; et les Idistes sont donc un petit groupe de dissidents sans importance ? En somme, faut-il apprendre l’Espéranto ou l’Ido ? Grave question, à laquelle il est impossible de répondre pour le moment. Un Espérantiste vous dira : « L’Ido, ce n’est qu’une lubie de deux ou trois mathématiciens ou grammairiens. » Mais l’Idiste prononcera avec autorité qu’il n’y a plus d’Espérantistes. Ma foi, pour pratiquer une de ces deux religions, j’attendrai que l’une ait tué l’autre.

Les passions intellectuelles ont quelque chose d’effrayant. Ce sont des folies généreuses. J’ai connu un homme hautement cultivé, qui aurait pu se faire une place honorable, non pas sur les sommets, mais sur les hauts plateaux de la mathématique. Cet homme, autant que je sais, était à l’abri de l’amour, de l’avarice et de l’ambition. Mais il fit une faute, il apprit l’Espéranto. Sans doute y mit-il toute son application de grand travailleur. Sans doute fut-il émerveillé de cette puissance nouvelle, si promptement acquise. Toujours est-il que tout ce qu’il avait de passion sans emploi se précipita par ce chemin-là ; et