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LES PROPOS D’ALAIN

équilibré ; il n’est pas dit du tout que tous auront tous les droits possibles ; il est dit seulement que tous auront les mêmes droits ; et c’est cette égalité des droits qui est sans doute la forme de la justice ; car les circonstances ne permettent jamais d’établir un droit tout à fait sans restriction ; par exemple il n’est pas dit qu’on ne barrera pas une rue dans l’intérêt commun ; la justice exige seulement que la rue soit barrée aux mêmes conditions pour tout le monde. Donc je conçois bien que l’on revendique comme citoyen, et avec toute l’énergie que l’on voudra y mettre, un droit dont on voit que les autres citoyens ont la jouissance. Mais vouloir un droit sans limites, cela sonne mal.

Laissons cette métaphysique. On invoque le droit de parler et d’écrire, sans y vouloir de restriction. Je n’ai qu’à montrer un cas où évidemment personne n’admettra un tel droit pour que la question se pose tout à fait autrement. Or, ce cas, je n’ai pas à le chercher bien loin ; l’écrit et la parole obscènes ne peuvent être permis ; on voudra toujours au moins protéger les enfants ; cette restriction suffit pour faire voir qu’il n’est pas question d’un droit de parler et d’écrire qui serait sans limites.

Cela étonne au premier moment, parce que nous voulons toujours quelque principe abstrait et rigoureux, qui serait comme un article de la Charte Humaine ; dans le vrai, je ne vois qu’un droit ainsi formulable, c’est l’égalité des droits ; cette condition remplie, tous les droits sont discutables, et on peut imaginer des circonstances où les droits les plus clairs soient supprimés, et même le droit à la vie ; car dans un sauvetage, il n’est pas dit qu’on ne mettra pas un citoyen dans quelque poste périlleux ; seulement tout citoyen, dans les mêmes conditions, sera également tenu d’obéir.

Revenons au droit de parler et d’écrire ; il n’est pas seulement limité par les bonnes mœurs ; il l’est par l’ordre et la sûreté publique. Je n’ai pas le droit de louer publiquement le crime ou le vol. Par exemple, les cultes ne sont libres que sous certaines conditions ; on peut imaginer un culte de Bacchus ou de Vénus, imité de l’antique, et qui serait très bien interdit. Quand on lit Rousseau, Montesquieu, Voltaire au sujet de la tolérance, on est surpris au premier moment de leur prudence sur ce sujet-là ; car ils ne veulent la tolérance que pour les doctrines inoffensives ; et, lorsqu’il s’agit de savoir si une doctrine est inoffensive, c’est l’opinion commune, par la loi et les juges, qui en décidera. Mais d’où viennent ces fausses notions qui courent partout ?