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LES PROPOS D’ALAIN

pouvoir, car vous êtes vigoureux et vous tenez une canne ferrée. Néanmoins je vis en paix avec vous et avec eux. Je compte sur votre bon sens, sur leur bon sens. Je crois qu’ils aiment la sécurité autant que je l’aime. L’Humanité civilisée est un fait comme les propriétés de l’eau. Si toute l’eau du monde cessait d’être potable, nous n’en parlerions pas longtemps. Si les hommes devenaient tous fous, il n’y aurait plus de question. J’avoue que je compte sur l’Humanité. Que les hommes qui travaillent prétendent élever les salaires, et s’unir pour cela, je ne m’en effraie point, je ne m’en étonne point. C’est la Raison qui pousse, comme poussent les seigles et les blés. De même, quand les postiers affirment tous ensemble qu’ils ne supporteront pas l’injustice, cela, à bien regarder, me paraît tout à fait consolant. J’aime à constater que la tyrannie n’est plus possible parmi nous. Mais si vous supposez que la plupart des hommes vont se concerter afin de rendre la vie impossible aux autres et à eux-mêmes, cela me paraît aussi raisonnable que si je supposais que tous ces hommes qui bêchent et qui piochent vont soudain se frapper les uns les autres avec leurs bêches et leurs pioches. Les hommes veulent la paix. C’est ce qu’ils ont écrit là-bas, en carrés verts, bruns et rouges, avec leurs pelles et leurs pioches. »

CXVII

« On croit, dit le Moraliste, trop aisément ce que l’on désire. Tout amour vit d’illusions. Le feu du cœur colore toutes choses ; l’aimée a toutes les vertus ; elle comprend tout. Grâce, Poésie, Bonté, Sagesse, furent les fées de son berceau. Pareillement l’ami du peuple croit aisément que le peuple est juste et bon. Et c’est par le même mécanisme que le cœur religieux croit que Dieu est, par la peine qu’il sentirait s’il croyait que Dieu n’est pas. Ainsi pour tout. On n’agirait point, on ne vivrait point sans cela. La vérité jette une lumière crue, trop vive pour la plante humaine. Respectons les erreurs d’autrui. »

« Mais, dit le Sage, on parle bien vite d’erreur, il me semble. Il y a, je le sais, des cas innombrables où notre amour ne change rien. Je puis vouloir une éclipse, ou simplement un beau soleil qui sèche le grain, au lieu de cette tempête grondeuse et pleureuse ; je puis, à force de vouloir, espérer et croire enfin que les choses iront comme