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LES PROPOS D’ALAIN

comprendre la puissance de la religion et des instincts sociaux ; mais aussi que la société la plus fortement nouée repousse de toutes ses forces tout ce qui ressemble à la science, à l’invention, à la conquête des forces, à tout ce qui a assuré la domination de l’homme sur la planète. Et il est très vrai que l’homme, en cet état de dépendance, n’avait point de vices à proprement parler ; mais on peut bien dire que la société les avait tous ; car elle agissait comme une bête sans conscience ; de là des guerres et des sacrifices humains ; une fourmilière humaine, une ruche humaine en somme. Et donc le moteur du progrès a dû être dans quelque révolte de l’individu, dans quelque libre penseur qui fut sans doute brûlé. Or la société est toujours puissante et toujours aveugle. Elle produit toujours la guerre, l’esclavage, la superstition, par son mécanisme propre. Et c’est toujours dans l’individu que l’Humanité se retrouve, toujours dans la Société que la barbarie se retrouve.

CXIII

« Les morts gouvernent les vivants. » Cela est vrai en plusieurs sens. Arrêtez-vous à flanc de coteau ; arrêtez vos yeux sur les pentes, si capricieusement habillées : ici l’éclat argenté des seigles ; plus loin l’herbe drue et les coquelicots ; ces rectangles, ces bouquets d’arbres, ces chemins mêmes, quoiqu’ils cherchent la pente la plus douce, toute cette variété de couleurs ne s’explique pas bien par le sous-sol ni par le cours des eaux ; c’est l’histoire qui a marqué ces limites ; il y eut défrichements, héritages, partages, batailles, procès, jugements. Tous ces morts sont oubliés ; mais nos bœufs tournent ici et non là par l’action des morts. Le ciel, au-dessus, change de minute en minute ; jeux des vents et des vapeurs ; jeux des forces, sans souvenir.

Les villages et les villes se souviennent autrement. Une vieille maison barre la rue ; il faut tourner là selon la forme de la ruelle où l’on passait il y a dix siècles. L’industrie humaine redresse les rues ; les vieux murs sont condamnés ; mais une autre force agit contre celle-là ; les églises sont comme des promontoires ; les monuments aussi. Une vieille maison est conservée par ses poutres croisées, par ses sculptures naïves, par son bonnet de tuiles, par sa force expressive.