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LES PROPOS D’ALAIN

qu’elle touche. Cette objection, remarquez-le, vaut contre l’emprisonnement perpétuel aussi.

Seulement il faut voir comment l’homme est fait. Il prévoit plus loin que les animaux, et il est capable d’inventer en prévoyant. De là les passions. L’homme est plus souvent conduit à mal faire par des espérances qu’il se forge, que par un désir bien déterminé éclairé par l’expérience de la veille. L’avarice, l’amour, l’ambition, sont comme des mirages ; on vole, on menace, on tue pour jouir de biens qu’on n’a jamais possédés. Eh bien, la guillotine est un mirage aussi.

Je ne dis pas qu’elle soit puissante à l’instant où le couteau de l’assassin se lève. Elle peut apparaître, et barrer l’avenir, au moment où l’assassin achète le couteau, ou bien quand il va se laisser prendre aux discours des autres, quand il s’enivre de projets, quand il se construit d’avance une vie plus heureuse que celle qu’il a. Je suis sûr que la clémence présidentielle et les discours du ministre de la justice fournissent les arguments les plus forts aux Méphistophélès de carrefour, quand ils cherchent des âmes à acheter. Non qu’ils craignent tant la mort ; on ne peut craindre ce dont on ne peut se faire aucune idée. Mais il y a les jours d’attente, la toilette, et la marche, à l’échafaud. Quand on pèse, en imagination, les profits et les risques, on peut avoir peur de cette peur-là.

CXI

Un canal, avec ses beaux tournants ombragés, ses berges gazonnées, ses écluses bavardes, éveille des sentiments vifs et fait naître une poésie en action, sans doute parce que c’est une œuvre humaine revêtue des parures naturelles. Qui ne s’est arrêté à l’écluse pour considérer cette machine étonnante, simple, puissante, qui élève de marche en marche, par-dessus les collines, un lourd bateau, une maison fleurie, de hardis enfants ? Chacun a désiré ces lents voyages où les moindres bruits courent et rebondissent dans le couloir sonore pendant que le navire, comme disait Virgile, coupe en deux l’image renversée des choses. Les fouets claquent ; les deux chevaux tirent habilement chacun à leur tour ; l’horizon glisse d’heure en heure ; les fleurs et les herbes saluent au passage. Heureux mariniers !