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LES PROPOS D’ALAIN

Sénèque, est maître de ta vie si seulement il met la sienne au jeu. » Mais cette condition est dans tous les crimes. Donc pour que l’assassinat soit puni de mort, il n’est pas nécessaire que le juge s’y mette. Le rôle du juge et de la société est bien de considérer l’intérêt social ; c’est pourquoi ils s’opposeront à la vengeance toute chaude, source d’erreurs funestes, école de brutalité, tumulte redoutable. Il décide du fait, et règle le cours de la vengeance. Mais, à bien regarder, ce n’est pas lui qui punit ; la violence subit seulement sa propre loi. C’est pourquoi il n’est pas selon la sagesse que le jury ait à se montrer sévère ou indulgent ; il limite seulement les conséquences de la guerre à celui qui l’a déclarée. Il n’a pas le droit de punir ; où prendrait-il le droit d’absoudre ?

CX

Soutenir que la peine de mort ne fait pas peur aux assassins, c’est aller contre le bon sens. Si les punitions peuvent quelque chose, il faut dire que la plus redoutable a plus de puissance que les autres. Allez-vous soutenir que les peines ne peuvent rien contre les délits ? L’expérience répond tous les jours. Les écoliers sont vifs et oublieux ; leur nature les porte à parler, à rire, à se moquer ; quand ils se coalisent, ils redeviennent sauvages, jusqu’à rendre fou parfois l’homme débonnaire qui a charge de leur apprendre l’orthographe. Or chacun sait que quelques punitions un peu dures, pourvu qu’on se garde de pardonner, rétablissent immédiatement l’ordre et la paix. On dresse à coups de fouet les chiens et les chevaux ; pourtant ce sont des bêtes. On dresse même des lions. Or il y a dans tout homme un cheval, un chien, un lion à dompter. Pourquoi voulez-vous que les châtiments ne puissent pas aider la raison ?

Je vois bien ce qui manque à la peine de mort ; c’est justement ce qui explique la puissance du fouet ; c’est le souvenir de la peine, qui se lie si bien, par sa vivacité, au souvenir de la faute que celui qui a été puni une fois ne peut plus penser à la faute sans penser au fouet. Par ce mécanisme, la faute n’est plus aussi attrayante qu’elle était ; le désir est tempéré par la crainte ; voilà pourquoi le chien flaire le rôti sans y toucher. Il est trop clair que la guillotine n’instruit pas ceux