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LES PROPOS D’ALAIN

le droit, cela veut dire que je ne tiendrai compte ni de sa force ni de la mienne, et que je ne m’y prendrai pas autrement pour avoir cette rose, que si l’enfant était un Goliath. De sorte que l’égalité est inséparable du droit et de la paix, et qu’elle est parfaite entre les hommes tant qu’on reste dans le droit ; et qu’aussitôt que l’inégalité des hommes sert à régler leurs rapports, on tombe dans l’état de guerre. Et que l’enfant ait deux ans ou dix ans, que les forces soient ou non voisines de l’équilibre, l’inégalité définit toujours l’injustice.


CVII

« Le droit ? Hypocrisie ! Méprisable hypocrisie ! Le droit, c’est ce qui est. C’est la puissance des uns ; c’est l’impuissance des autres. C’est l’entrepreneur vendant du travail ; c’est le manœuvre condamné au salaire de famine, parce qu’il ne peut ni choisir, ni attendre, ni travailler sans machines. C’est le pauvre homme qui a froid et faim, pendant que des palais roulants vont de Paris au Havre, en consommant en trois heures ce qu’il faudrait de charbon pour chauffer dix familles pendant un mois de froid. Voilà les droits égaux. Pourquoi donner le nom de droit à cet aveugle jeu de forces. La machine sociale n’est pas plus humaine que ce volcan de Ténériffe, qui pousse ses laves selon la pente. Eh bien, soit. Disons-le. Affichons-le sur les murs des écoles. À bas l’hypocrisie ! »

Voilà un discours que l’on entend assez souvent, dès qu’on ne se met pas de bons tampons de cire dans les oreilles. Quand il fait froid, quand on voit brûler des feux de planches dans les chantiers, j’avoue que ce discours entre dans nos chambres fermées aussi terriblement que la bise.

Il faut être juste en toute saison. Dire que ceux qui possèdent sont de raffinés hypocrites, qui déguisent leur force en droit, c’est simplifier un peu trop. Il n’est guère d’homme chez nous maintenant qui n’ait des Idées ; et n’allez pas croire qu’on puisse vivre avec des Idées comme si on n’en avait point. Les fous témoignent de la puissance des Idées ; car, par quoi souffrent-ils, sinon par des opinions qui se battent dans leur pauvre tête. Or les sains d’esprit connaissent aussi ces combats. Le fait est que plus d’un milliardaire verse enfin ses