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LES PROPOS D’ALAIN

sais, je dois l’instruire avant qu’il signe. Égalité ; justice mutuelle.

Je suis membre d’un jury pour les chevaux ; j’ai à dire quel est l’éleveur qui mérite la récompense ; je la lui donne. Inégalité ; justice distributive.

J’enseigne les mathématiques. J’ai en face de moi des enfants que je juge également dignes d’être instruits, quoiqu’ils n’aient pas tous les mêmes aptitudes. Aussi je m’applique à aider justement ceux qui ont besoin de secours. J’emploie toute ma patience, toute ma puissance d’invention, à découvrir le moyen d’intéresser les plus paresseux et d’éclairer les moins Ingénieux. Je comprends les erreurs, je les redresse en les expliquant ; je travaille à les rendre égaux et je les traite tous comme mes égaux malgré la nature, malgré les antécédents, contre les dures nécessités. Égalité ; justice mutuelle.

J’examine des candidats pour l’école Polytechnique. J’ai choisi des problèmes difficiles ; ce sont mes armes, ce sont mes pièges, et malheur aux vaincus. J’ai de bons postes à donner, mais en petit nombre. Aux plus forts. Et je donne des rangs. Inégalité ; justice distributive.

Un juge siège comme arbitre dans un procès au civil. Il ne veut pas savoir si l’un des plaideurs est riche et l’autre pauvre. Si l’un des contractants est évidemment naïf. Ignorant, ou pauvre d’esprit, le juge annule ou redresse le contrat. Égalité ; justice mutuelle. Ici le pouvoir du juge n’est que pour établir l’égalité.

Le même juge, le lendemain, siège comme gardien de l’ordre et punisseur. Il pèse les actes, la sagesse, l’intention, la responsabilité de chacun ; il pardonne à l’un ; il écrase et annule l’autre, selon le démérite. Inégalité ; justice distributive.

Les deux fonctions sont nécessaires. Mais il me semble que la Justice Distributive a pour objet l’ordre, et n’est qu’un moyen ; tandis que la Justice Mutuelle est par elle-même un idéal, c’est-à-dire une fin pour toute volonté droite. Le vrai nom de la première serait Police ; et le beau nom de Justice ne conviendrait qu’à l’autre. Mais je vois que, dans le passé, la première fut adorée et implorée, tandis que l’autre est encore aujourd’hui méconnue. La loterie plaît, parce qu’elle tire l’inégalité de l’égalité ; l’assurance déplaît, parce qu’elle fait justement le contraire.