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LES PROPOS D’ALAIN

absence de réclamation qui fonde le droit. On suppose que si, durant trente années, aucun homme n’a eu un semblant de raison à opposer au possesseur devant le juge, ceux qui surgiraient dans la suite n’apporteraient que des revendications impossibles à vérifier. Ce n’est donc pas la possession victorieuse qui crée le droit, mais la possession non attaquée par arguments et raisons.

On dit souvent aussi que le droit du premier occupant résulte de la conquête et de la force. Mais ici la confusion des idées se fait voir en bonne lumière. Car le premier occupant n’est pas plus fort qu’un autre ou que dix autres. Au contraire, par la nature des choses, celui qui occupe et cultive est plus faible que celui qui le menace, et qui n’a que la guerre pour industrie. Et puis il s’agit d’un droit, c’est-à-dire d’une opinion, d’un jugement ; sans quoi le premier occupant n’aurait de droit qu’autant qu’il pourrait se maintenir par la force. Et, comme dit Jean-Jacques, le droit n’ajouterait rien, le droit ne signifierait rien. Le droit de l’occupant suppose qu’un arbitre a décidé, par raisons, que l’occupation était bien réelle, marquée par des travaux et des clôtures, affermie par la coutume et l’usage, c’est-à-dire par une expérience déjà longue ; et par ces raisons, après débats, il est décidé et déclaré, d’un commun accord, que cette possession est approuvée et désormais garantie, entendez par là que tout nouvel opposant devra apporter une nouvelle raison. Ainsi, ce que je puis revendiquer sous le nom de droit, c’est une approbation loyale, conforme à des promesses. Et ce qui va contre le droit c’est la duplicité, la mauvaise foi, le mensonge. On attaque un droit en le contestant devant arbitre ; on le viole par négations de mauvaise foi, par faux serments, par faux témoignages. Mais la force par elle-même n’est que grande ou petite ; irrésistible, contenue par une autre, ou écrasée. Sans erreur possible. Une pierre qui roule ne se trompe point ; elle écrase ce qu’elle écrase.

CI

Le droit a deux espèces de défenseurs, ceux qui le respectent et ceux qui le méprisent. Depuis qu’il y a des sociétés humaines, il s’est rencontré, en tout temps, quelques sages qui ont défini le droit comme