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LES PROPOS D’ALAIN

XCV

« La morale sociale est cette partie de la morale qui traite de nos devoirs envers la société ; cette partie-là prend de plus en plus d’importance, et à juste titre ; en effet, il est très facile de savoir ce que l’on doit aux autres, et les lois servent ici à mieux éclairer notre conscience. La solidarité… » Ainsi pérorait à toute vapeur un jeune marchand de philosophie.

Mais un vieux sage l’interrompit, disant : « Quels paradoxes nous faites-vous là ? Et dans quelle confusion de toutes choses allez-vous nous jeter ? j’ai toujours pensé que les devoirs envers autrui dépendent de la morale individuelle, et non de la morale sociale. »

« Question de mots », dit quelqu’un.

« Non point de mots, dit le vieux sage, question bien réelle au contraire. Je dis que le respect de la vie d’autrui n’est pas un devoir social, attendu qu’il existe indépendamment de l’existence ou de la nature d’une société quelconque. Quand un homme tomberait de la lune, vous n’auriez pas le droit de le torturer ni de le tuer. De même pour le vol ; je m’interdis de voler qui que ce soit ; j’ai la ferme volonté d’être juste et charitable envers mes semblables, et non pas seulement envers mes concitoyens ; et je rougirais d’avoir augmenté injustement la note à payer, qu’il s’agisse d’un chinois ou d’un nègre. La société n’a donc rien à faire ici ; elle ne doit pas être considérée.

« Ou alors, si je la considère, qu’exige-t-elle de moi, au nom de la solidarité ? Elle exige que j’approuve en certains cas le vol, l’injustice, le mensonge, la violence, la vengeance, en deux mots les châtiments et la guerre. Oui, la société, comme telle, ne me demande que de mauvaises actions. Elle me demande d’oublier pour un temps les devoirs de justice et de charité, seulement elle me le demande au nom du salut public, et cela vaut d’être considéré. C’est pourquoi je veux bien que l’on traite de la morale sociale, à condition qu’on définisse son objet ainsi : étude réfléchie des mauvaises actions que le Salut Public ou la Raison d’État peut nous ordonner d’accomplir. »

Ainsi le vieux sage s’amusait à secouer les formules habituelles, afin de réveiller l’attention. Pendant ce temps le petit marchand de