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LES PROPOS D’ALAIN

de morale fondées sur le calcul et la prudence. Sois charitable, si tu veux être aimé. Aime tes semblables afin qu’ils te le rendent. Respecte tes parents si tu veux que tes enfants te respectent. Ce n’est là que police des rues. Chacun attend toujours la bonne occasion, l’occasion d’être injuste impunément.

Je parlerais tout à fait autrement aux jeunes lionceaux, dès qu’ils commencent à aiguiser leurs griffes sur les manuels de morale, sur les catéchismes, sur toutes coutumes, sur tous barreaux ; je leur dirais : n’ayez peur de rien, faites ce que vous voulez. N’acceptez aucun esclavage, ni chaîne dorée, ni chaîne fleurie. Seulement, mes amis, soyez rois en vous-mêmes. N’abdiquez pas. Soyez maîtres des désirs et de la colère aussi bien que de la peur. Exercez-vous à rappeler la colère, comme un berger rappelle son chien. Soyez rois sur vos désirs. Si vous avez peur, marchez tranquillement à ce qui vous fait peur. Si vous êtes paresseux, donnez-vous une tâche. Si vous êtes indolent, pliez-vous aux jeux athlétiques. Si vous êtes impatient, donnez-vous des pelotons de ficelle à démêler. Si le ragoût est brûlé, donnez-vous le luxe royal de le manger de bon appétit. Si la tristesse vous prend, décrétez la joie en vous-même. Si l’insomnie vous retourne comme une carpe sur l’herbe, exercez-vous à rester immobile, et à dormir au commandement. Après cela, mes bons amis, puisque vous serez rois en vous, agissez royalement, et faites ce qui vous semblera bon.

XCIV

Toute vertu est courage ; c’est pourquoi le mot « lâche » est la plus grave des injures. Toute vertu consiste à se diriger soi-même ; j’entends par là que ce soit la tête qui conduise le reste. Et cela ne va pas toujours sans peine, parce que nous traînons, comme enfermés dans un sac, un paquet d’animaux rebelles, qui, semblables à des chevaux rétifs, nous entraînent souvent à l’opposé de notre vouloir, quelquefois à côté, quelquefois au delà. Être homme, c’est mener le troupeau des muscles, en bon ordre, justement là où l’on veut aller.

Quand on se tient éveillé, et le corps immobile, comme Socrate réfléchissant, la vertu est sagesse. Quand on maintient le troupeau dans l’obéissance et que l’on retient même le cœur ambitieux en