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LES PROPOS D’ALAIN

les sciences ; je pense que beaucoup de théories tomberont dans l’oubli, et j’aime à retarder un peu sur les physiciens du jour. En quoi je vis sans doute selon l’histoire plus que l’historien ne pense ; car l’histoire avance à travers les ruines, par le mouvement des vivants, et non par la poussière des morts. Mais, lui, il double l’histoire qui se fait par l’histoire qu’il fait. Je lui dis qu’il est né vieux ; et il me répond que je mourrai enfant.

XC

Tous ces pédagogues en robe ont encore, les uns, des rubans jaunes, les autres des rubans rouges, ce qui signifie lettres et sciences. Les uns savent penser, mais non parler ; les autres savent parler, mais non penser ; voilà des fonctions chinoises. Pour moi, je n’arrive pas à comprendre qu’il y ait là deux ordres d’études. Comprendre et expliquer, cela me paraît une seule et même fonction. Qu’elles soient séparées dans l’enseignement, et aussi différentes que le rouge et le jaune, je ne l’ignore point. Mais aussi, il faut voir ce que c’est que leur science et leur rhétorique.

La science n’est qu’un recueil de formules. Mettez un bon élève au tableau noir, et posez-lui une question de physique, par exemple celle-ci : Comment tombe une goutte d’eau dans l’air ? Tout de suite, il définira son langage, remplaçant les mots ordinaires par des V, des T, des X, et, en un tour de manivelle, il vous donnera le résultat, comme ferait un distributeur automatique. Je conviens qu’il n’en faut pas plus pour la pratique ; l’algèbre est essentiellement un outil ou une machine, comme on voudra, qui réduit l’effort de pensée au minimum. Mais tout le monde reconnaîtra que le but de l’enseignement des sciences, est au contraire, de faire penser et de former le jugement. Comment s’y reconnaître ? Toutes les notions sont confondues. On appellera théories les procédés d’algèbre, qui me semblent justement pratiques au plus haut degré. Voilà comment la science est de plus en plus étrangère au langage commun. De sorte qu’il faut, ou parler cosinus, ou ne rien dire.

Ne rien dire, voilà ce qui est laissé aux belles-lettres ; et elles s’en emparent, comme d’un précieux trésor. On exercera d’abord l’enfant