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AVERTISSEMENT

Pour les nombreux lecteurs qui réclamaient ce livre et savent ce qu’ils en attendent, il n’est pas besoin de préface. Mais il y a d’autres esprits que la pensée d’Alain va choquer tout d’abord, pour les éveiller mieux. À leur intention, transcrivons ces lignes du premier critique par qui les Propos furent signalés au grand public[1] :


« Voici des richesses, voici une œuvre bienfaisante ; et je dis davantage, voici un ami, un être qui vous aidera à vivre, à comprendre, dans la joie, librement, dans le plein jour de votre cœur et de votre pensée, qui ne vous prendra rien de vous-même, mais vous aidera à vous trouver, sans rien exiger en retour. Et je l’affirme avec d’autant plus de liberté que nous n’avons pas, lui et moi, une idée commune ; mais, au fond de moi-même, je sais bien tout ce que je lui dois…

Prenant les objets premier venus, les choses les plus humbles, les choses quotidiennes, le blé qui lève, le vol d’une mouette, l’étoile des vents, les giboulées d’avril, Alain éveille nos esprits, les amène devant les faits, les excite à percevoir, à penser… Il ne veut que nous maintenir en éveil devant le spectacle du monde, nous mettre en face de nous-mêmes. L’idée ne lui est bonne que pour piquer le dormeur au bon endroit.

Aussi rien de dogmatique dans le ton de ce philosophe. Sa pensée n’est point d’un tyran. Il ne se perd pas dans les nuages ; il ne joue pas avec les abstractions. Il pense comme il parle, en plein air, avec joie ; et non pas avec la satisfaction de l’homme qui vend la vérité, mais de l’homme qui cherche, qui se bat avec ses propres idées : Le pédant, dit-il, a l’esprit assuré et un corps qui tâtonne ; l’homme libre a le corps assuré et l’esprit douteux. »


Ces lignes sont justes ; on n’aura nulle peine à découvrir ce qu’elles ne disent pas : Pour Alain, le doute est une méthode, non pas une fin : toute affirmation est suspecte, et pourtant vivre, c’est affirmer. À l’égard

  1. Henri Massis, dans le Gil Blas, après la publication de la 3e Série (1911).