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LES PROPOS D’ALAIN

LXXXIX

Il y a deux familles d’esprits. Il y en a qui, dès qu’ils lisent, tout de suite pensent l’œuvre dans l’histoire, comme venant avant d’autres et après d’autres. Par exemple un roman de Balzac est pour eux un bibelot de ce temps-là, comme serait une commode ou une armoire. D’autres prennent Balzac comme une nourriture, pour penser maintenant, pour vivre maintenant. J’avoue que je ne puis m’empêcher de penser ainsi hors de l’histoire ; et, par exemple, si je trouve chez le bouquiniste une Astronomie de Lalande, je la lis avec bonheur, non pas avec l’idée d’y trouver l’état de l’astronomie à cette époque-là, mais bien pour m’instruire ; et, justement parce que la science était alors moins avancée, moins surchargée, j’y trouve ce qu’il me faut, et des explications que je rencontrerais rarement dans les livres d’aujourd’hui. Un autre fait l’histoire ; mais je cherche plutôt à ressusciter l’histoire, en ce qu’elle a de vivant et d’utile encore aujourd’hui. Le reste, ce qui n’est que tâtonnement et œuvres manquées, ne m’intéresse pas du tout. Je ressemble à une ménagère qui, ayant reçu en héritage une armoire de style, y met son linge sans égards pour le style, et fera très bien changer la serrure, si la serrure est usée.

Il est remarquable que l’esprit historien en use avec le temps présent comme il fait avec le passé ; et moi aussi, à ma mode. Lui lit tout ; revues, brochures et méchants livres, tout lui est bon ; « car, dit-il, je n’y trouve pas assurément beaucoup d’idées qui me rendent plus savant ; mais aussi ce n’est point cela que j’y cherche ; j’y cherche mon temps ; je le prends comme il est ; il s’exprime tout autant, à mes yeux, dans un mauvais roman que dans un bon roman. Mieux peut-être ; car les œuvres médiocres expriment la manière de penser d’un grand nombre ; tandis qu’un grand artiste peut être un solitaire qui retarde de quarante ans. » Il lit, il lit, et dans le fond méprise tout.

Pour moi je n’agis pas autrement avec mon temps qu’avec les siècles passés ; je ne lis que sur bonne recommandation, et après que la première curiosité des hommes a passé. J’essaie en somme de deviner ce qui sera oublié, afin de ne pas m’en charger l’esprit. De même pour