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LES PROPOS D’ALAIN

mépriser sa jeunesse d’esprit ; c’est la naïveté qui doit mûrir. Mais la discipline mathématique dépasse la jeunesse et l’âge mûr dès son premier mouvement. Simplifier, dépouiller, dénuder l’objet, et former des preuves parfaites, c’est rejeter l’univers. Leur pensée est comme un monastère fermé, sur une haute montagne. Revenus dans le monde, ils ne sont plus que prudence et politesse souvent, non par estime du monde, mais par mépris du monde. On s’étonne de voir qu’un Pascal développe de faibles preuves ; c’est par trop d’amour pour les preuves parfaites. L’esprit ne daigne plus, et les forces sociales le prennent. Bref il n’est point bon de mépriser à vingt ans ce qui n’est pas en équation ; mépriser trop, c’est accepter. Le corps est trop seul, l’esprit est trop loin des passions, peut-être. Il s’est trop privé de sottise. « Qui veut faire l’ange fait la bête. » Qui sait si Pascal ne l’entendait pas ainsi ? Ce serait le mépris du mépris. Mais quel désert du cœur ! Sans doute nos ingénieurs administrent comme Pascal croyait. Ils gagnent cent mille francs ; ils accordent cela à leur femme peut-être ; et ils récitent des lieux communs comme des prières, en méditant peut-être sur quelque curieuse probabilité qui ne sert à rien. Et sans même le savoir. Insectes noirs.

LXXXVIII

Il y a à peu près deux mois, on inaugurait, à Bourg-la-Reine, une plaque de marbre à la mémoire d’Evariste Gallois. Cet homme, qui est mort à vingt ans, a laissé, sur la Mathématique pure, des mémoires qui ont été publiés depuis, et qui ont éclairé une des routes les plus difficiles que l’on ait tracées à travers les idées pures. C’est à peu près tout ce que je puis dire là-dessus. Mais je livre sa biographie aux moralistes et aux fabricants d’images édifiantes.

À quinze ans, il dévore la Géométrie de Legendre. Il rejette les traités élémentaires d’algèbre, qui l’ennuient, et apprend l’algèbre dans Lagrange ; à seize ans il commence à inventer. Il envoie mémoires sur mémoires à l’académie des sciences. Les académiciens n’y voient goutte. Il se présente deux fois à l’école Polytechnique, et est refusé deux fois. Il en conclut que les savants officiels sont des crétins ou des paresseux.