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LES PROPOS D’ALAIN

minutes seulement. Car pendant que les jeunes se reposent, le taupin subit une « colle », qui a pour objet de tuer définitivement en lui la faculté d’être étonné de quelque chose.

Courage, taupin, courage ! Bientôt ton supplice cessera. Tu seras ingénieur. Alors, pourvu que tu consentes à donner quelques signatures, tu auras le droit de ne plus jamais réfléchir : tu goûteras enfin le repos, et tu l’auras bien gagné.

LXXXVII

Le Polytechnicien m’attire et me repousse. Je ne puis m’empêcher d’observer cet insecte noir ; je croîs le deviner ; mais par d’autres côtés il m’échappe. Ceux que j’ai un peu connus, j’ai toujours surpris dans leur pensée quelque chose de réglé et de discipliné, mais violent ; fanatisme et ascétisme mêlés. Ils se connaissent mal ; mais par un ascétisme d’esprit. Peut-être iraient-ils trop loin ; je sens une colère toute prête dès que l’on essaie de tirer d’eux les idées qu’ils devraient avoir sur l’ordre humain et sur la justice. Comme un roi que son pouvoir même rendrait prudent, sourd et muet. Il faut peut-être lire Descartes avec application pour comprendre assez ces Pythagoriciens tristes. Révolutionnaires au fond tous, absolus et inflexibles dans leurs pensées, et conservateurs dans le fait, et souvent catholiques, mais alors sans aucune théologie. « Suivre la religion dans laquelle Dieu m’a fait la grâce d’être instruit dès mon enfance » ; c’est une des règles « provisoires » de Descartes. Cela est assez administratif. Peut-être tous ces Pythagoriciens ont-ils trop peu de peine à obéir. Peut-être, par l’habitude qu’ils ont prise de mépriser dans le fond la règle qu’ils suivent, sont-ils trop disposés à suivre toute règle. Il ne faut point trop mépriser le fait ; ce mépris soumet l’esprit au fait. Il se fait enfin une coupure profonde entre l’esprit juste et la justice. Ainsi l’esprit révolutionnaire du peuple, du peuple où ils ont presque tous leurs racines, l’esprit révolutionnaire est comme fauché et fané ; mis en grange après cela, encore parfumé des essences terrestres ; mais il ne fermente plus.

La jeunesse juge trop vite ; elle jette des ponts sur des abîmes. L’âge mûr y revient, et son plus beau travail est de ne point trop