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LES PROPOS D’ALAIN

tique, cela n’intéresse que quelques compilateurs. Avouons que des jugements aussi sommaires que ceux-là sont tout à fait ridicules ; ils ont peut-être un sens pour celui qui les écrit ; mais pourquoi faire réciter aux enfants de nos écoles ces opinions sans racines ? C’est se moquer du monde.

Voici comment je conçois l’enseignement de l’histoire. Racontez l’histoire des sciences et de l’industrie humaine ; tracez par grandes époques ces progrès parallèles de la connaissance et de l’action, le feu, le blé, les nombres, l’arpentage, les leviers, la brouette, l’astronomie, le bateau, le baromètre, les bulletins météorologiques, la chimie, les engrais, la monnaie et les contrats, les délits et les peines, les dieux et les cultes, racontez tout cela, de façon que les générations apparaissent comme formant une seule vie humaine. Et remarquez, à ce propos, que la partie la plus importante de cette histoire doit être imaginée ; nous ne savons pas qui a inventé le feu, ni qui a inventé la roue ; mais leur esprit est bien vivant en des milliers d’hommes sur la planète ; en sorte que les mieux éveillés peuvent expliquer à d’autres que par mémoire, par essais, par conjectures bien liées, ces découvertes ont été faites sans le secours d’aucun Dieu. Mettez, comme des jalons sur cette route, quelques noms illustres, je le veux bien, mais plus d’Archimèdes que de Louis XIV. Car ce qui ne fut pas penseur est bien mort, et poussière pour toujours ; mais ce qui fut penseur est maintenant pensée commune. L’histoire vivante, s’il vous plaît.

Mais nos historiens sont des croque-morts. Ils ne se passionnent que pour ce qui n’est plus ; leur histoire est histoire des erreurs, non des vérités de l’esclavage, non de la puissance ; ce sont propos d’esclaves qui remuent leurs chaînes. Et comment en serait-il autrement ? Nos historiens sont des rats de bibliothèque, qui ne savent seulement pas comment est laite une locomotive, ou comment sont enroulés les fils dans une dynamo. Ils ne savent que ce qui n’est plus. Ma foi, je les renvoie dos à dos avec les évêques. Qu’ils récriminent chacun à leur plaisir, et qu’ils nous laissent en paix. Nous avons assez à apprendre.

Mais cette histoire vivante, que je veux, sera mise à l’Index aussi ? Je n’en doute point, citoyens. Mais ce qui sera dit dans cette histoire, des milliers d’hommes se lèveront pour le soutenir, des milliers de fils d’Archimède. Mais vais-je prouver à ce curé que Louis XIV était un imbécile ? Je n’en sais rien ; et l’habile curé sait bien que ce prône-