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LES PROPOS D’ALAIN

débris flottants, de barques, de plages. Vous ne pouvez pas plus contre le cours de leurs idées que contre le cours de la Seine. Ils s’instruisaient tout à l’heure ; maintenant ils vont s’ennuyer.

Mais Monsieur Benoît, l’instituteur, est un habile homme, et un brave homme. Lui aussi il était au bord de l’eau ; lui aussi il regarde flotter ses idées comme des épaves ; et comme toutes ces images ont mordu sur son cœur, il est un plus mauvais écolier que ses écoliers. Le tableau des mesures, et l’histoire de l’enfant sage qui met le couvert ou qui tient l’écheveau, sont de pauvres images, qui ne s’accrochent à rien. Monsieur Benoît n’en est point étonné ; il a remarqué souvent que les perceptions vives sont les reines de la pensée, encore plus si le cœur est touché.

Hé bien donc, sur les pensées qui vous viennent, se dit-il, travaillons, comme broute la chèvre autour de son piquet. Voyons, qui va me décrire convenablement le courant du fleuve. Est-ce que l’eau court également vite dans toutes les parties du courant ? Non, certainement. Tous savent que, vers le milieu du fleuve, l’eau file comme une flèche. Et pourquoi cela ?

Voyons, à quoi allons-nous comparer ce courant d’eau ? À une foule d’hommes, peut-être, qui descendent du train et se poussent vers la sortie. Quels sont ceux qui vont le plus vite ? Quels sont ceux qui sont arrêtés ? Par quoi le sont-ils ? Où sont les frottements ? Est-ce la même chose, de frotter contre un homme qui marche ainsi vers la sortie, ou de frotter contre le mur ? Revenons au fleuve. Représentons-nous toutes ces gouttes d’eau qui se précipitent, non plus par le désir d’arriver, mais par la pesanteur, qui les fait rouler sur la pente. Voici des grains de plomb ; nous allons les faire rouler. Par où s’échappent-ils le mieux ?

Mais n’y en a-t-il pas aussi qui vont tourner sur eux-mêmes ? N’y a-t-il pas, dans une foule, des gens qui tournent sur eux-mêmes au lieu d’avancer ? Oui. Ceux qui frottent contre le mur. Ils roulent sur le mur, comme ferait une roue. Bon. Quelqu’un n’a-t-il pas vu des parties d’eau qui tournaient ? Oui, des tourbillons. Comment étaient-ils ? Creux comme des entonnoirs. Pourquoi cela ? Dans quel sens tournaient-ils ? Vous ne l’avez pas remarqué ? Écrivez un sujet de devoir pour demain. Vous dessinerez le fleuve vu du pont. Vous marquerez les piles et les arches, ainsi que les régions où le courant est le plus rapide ; puis la position, le sens, le déplacement des tourbillons. Vous estimerez la plus grande vitesse, en mètres par seconde,