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LES PROPOS D’ALAIN

du soleil, puis s’en rapproche et se perd dans les clartés de l’aurore, et que c’est toujours après cette disparition que l’on revoit l’étoile du soir, d’abord suivant de près le soleil, puis s’en écartant, puis s’en rapprochant, sans doute l’enfant arriverait de lui-même à cette idée que ces deux astres n’en font qu’un. Je le ferais profiter des observations des autres hommes en d’autres temps, qui compléteraient les siennes ; mais, en revanche, je voudrais lui laisser à faire ce travail du jugement qui interprète les apparences. Car on peut sans inconvénient voir quelquefois par les yeux d’autrui ; mais il faut penser par soi-même ; sans quoi l’on est un sot.

Je veux donc que l’enfant invente quelque cosmographie naïve, et qu’il essaie de concevoir que Vénus, dans son va et vient, traverse le soleil. Longtemps après cela, quand il saurait bien, et par ses inventions aussi, que la lune tourne autour de la terre, et la terre autour du soleil, alors il trouverait que Vénus tourne aussi autour du soleil, et que ce mouvement de va et vient est une illusion de perspective. À quoi je l’amènerais en lui faisant voir par la tranche une roue de bicyclette en mouvement, avec un morceau de papier collé à la jante. Mais que vais-je chercher là ? Qui pense à ces choses. On lui apprend l’histoire, et il ne sait seulement pas ce que c’est qu’une année, et ce que c’est que le calendrier.

LXXXI

Pour un gamin de Dieppe ou du Havre, les retours de la marée sont aussi familiers que la succession des jours de la semaine. Si j’avais à instruire ce petit monde qui barbotte et qui pêche des crabes, je prendrais la plupart de mes problèmes d’arithmétique dans l’observation de ces périodes entrecroisées. « À quelle heure la pleine mer dans dix jours ? » L’observation directe fournirait les données du problème, et permettrait encore de vérifier les solutions, chose que l’on oublie souvent, et qui, du reste, n’est pas toujours facile, par exemple pour les surfaces ou pour les mélanges. Et pourtant cette rencontre du calcul et de l’expérience produit toujours, même chez les plus endormis, une attente et un ravissement. C’est par là qu’est sensible la puissance des mathématiques, même dans les choses les plus simples ; et c’est un moyen d’intéresser les passions au calcul.