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LES PROPOS D’ALAIN

jeunes enfants, par goût et dans une entière liberté ; or j’ai observé souvent que le premier mouvement de réflexion produisait des remarques ridicules. Mais ne trouve-t-on pas aussi, dans l’histoire des sciences, des sottises qui étonnent ?

Donc je ferai voir à cet enfant que sa question est très mal posée, par cette remarque que mon doigt est moins dur que du fer, et que le couteau ne change point de forme et ne s’écrase point sur du bois, tandis que mon doigt s’écraserait bientôt, si quelque forte pression l’appuyait sur une planche. Il faudrait donc comparer un doigt de fer à un couteau de fer ; je crois bien que c’est justement à cela qu’il pensait. Et voilà une question qui n’est plus niaise du tout.

Changeons donc d’objet, et travaillons à soulever quelque objet lourd au moyen d’un coin. Il est clair que l’objet lourd est difficile à séparer du plancher, et que le coin va nous y aider. Il est clair aussi que l’analogie entre le coin et le couteau sera aperçue par l’enfant. Mais qu’est-ce qu’un coin ? C’est une pente ; quand j’enfonce le coin, l’objet lourd monte le long d’une pente. L’analogie de la pente du coin avec une route en pente est déjà difficile à saisir, parce que la route est immobile, tandis que le coin est en mouvement. Aussi serait-il bon que j’aie quelque coin de bois assez long, qui fasse comme une route en pente, et une petite voiture qui puisse y rouler. Si je pousse la voiture, le coin restant fixe, la voiture montera ; mais si je pousse le coin, la voiture restant fixe, il est clair que la voiture montera encore ; je dis les choses sans art ; la voiture n’est pas fixe absolument puisqu’elle monte ; mais avec vos deux mains, et sans paroles, vous ferez une expérience très claire, et l’enfant y prendra une importante notion.

Nous voilà arrivés au plan incliné, comme machine à élever les fardeaux. Et je pose le problème suivant. Une voiture après avoir fait un kilomètre sur une route inclinée, s’est élevée de deux mètres ; serait-il aussi facile de l’élever de deux mètres verticalement, en tirant sur un câble ? on voit bien tout de suite que non ; mais on peut essayer ; avec une petite voiture d’une demi-livre la différence sera sensible aux doigts. Nous touchons à de profondes théories, que l’enfant pourra commencer à entrevoir, si l’on fait varier la pente, et ainsi le chemin parcouru, car tout le monde sait qu’une route qui monte de deux mètres sur une longueur moindre donne plus de peine au cheval, mais qu’il tire alors moins longtemps ; il ne s’agit que d’amener ces notions à une plus grande clarté.