Page:Alain - Propos, tome 1, 1920.djvu/111

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
LES PROPOS D’ALAIN

L’apprentissage est une vieille chose, qui s’accordait très bien avec l’esclavage. Les esclaves, à Rome, savaient chacun un métier ; quelques-uns même étaient maîtres de grammaire ; d’autres savaient la musique. Mais il y a savoir et savoir. L’abeille sait très bien construire des cellules hexagonales ; l’araignée des jardins est un prodigieux ingénieur pour tendre ses fils d’un arbre à l’autre ; les castors font très bien une digue. Étrange savoir ! Savoir qui est dans les pieds, dans les mains, partout excepté dans la tête. Savoir de somnambule, savoir animal, savoir qui n’éclaire point.

Comment comprendre ce que c’est que ce savoir d’abeille ? C’est pourtant un fait. Un artisan sait des choses merveilleuses dans son métier. Le menuisier reconnaît les bois, mesure les angles, et sait si la colle se refroidit ; un nègre forgeron vous fabrique une épée qui vaut les fameuses lames de Tolède. Le paysan interroge le ciel et prévoit la pluie. Il n’est pas d’homme cultivé qui ne trouve à s’instruire dans la compagnie des praticiens. Malgré tout, c’est l’homme cultivé qui juge, qui compare, qui invente, qui critique, qui a l’esprit libre ; eux, non. En vérité leur métier est comme une chaîne de plus.

D’où vient cela ? Sans doute de ce qu’un métier exige des actions cent fois recommencées, et une espèce d’entraînement qui abrutit, comme celui du coureur autour de la piste. Pour apprendre un métier, il faut croire et obéir. Songez aux exercices du pianiste ? Peut-on dire qu’il est musicien quand il les fait ? Non. Il est cheval de manège, ou chien savant. Il agit, il ne pense pas. Il sait pour les autres, non pour lui. Il m’éclairera peut-être, comme fait la torche, qui éclaire et ne voit point. Torche humaine, comme aux festins de Néron.

Qu’est-ce donc que savoir pour soi ? Je réponds : c’est savoir tout. Je n’entends pas par là une vague science, toute en paroles ; non, mais tout au contraire la science précise d’une chose, qui rattache cette chose à tout le reste. Le paysan, par métier, prévoit la rosée ; l’insecte sans doute aussi. Mais savoir la rosée, c’est comprendre que le paysan peut la prévoir. C’est apercevoir comment elle tient à l’évaporation, à la conductibilité, au rayonnement, à la pureté du ciel, aux saisons, à tout. Qui sait bien la rosée sait tout. Seulement, c’est long. Le paysan dirait que c’est du temps perdu ; l’abeille dirait la même chose. C’est pourtant par la contemplation que l’homme est homme ; et il faut bien, contre le proverbe, que le cordonnier juge au delà de son cuir. Ou bien alors, laissons dormir la ruche ; laissons