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LES PROPOS D’ALAIN

croit facilement que la puissance des choses est sans limites ; il faudrait partir de là, et installer la science à la place de cette religion. Par exemple, comme veut Rousseau, le faire compter à propos de fruits, et mesurer lorsqu’il fabrique un cerf-volant ou lance son diabolo. Mais point du tout ; on l’enlève à ses jeux, qui allaient l’instruire ; on l’enferme dans une triste salle, et on le force à rester assis et les bras croisés, ce qui suffit pour endormir ses jeunes passions. Alors on raisonne sur des figures qui tombent de la lune ; et lui, s’il n’a pas la cervelle racornie, il retient cela comme il retient une fable ou une leçon de catéchisme. Ensuite il retourne à ses jeux. Sa vie est séparée de sa pensée.

De là il tire deux idées fausses, au moins, c’est que la réflexion est un travail ennuyeux, et qu’elle ne s’applique qu’au tableau noir. Presque jamais son arithmétique ne pénétrera dans sa bourse, et la carte géographique sera toujours pour lui un autre monde. C’est pourquoi on voit tant de gens qui ont l’intelligence cultivée et qui manquent pourtant de jugement. Le comptable fait très bien les comptes de son patron, et même les siens. Mais quand il entend sonner trois pièces d’or dans son gousset, ce n’est plus l’arithmétique qui règle les dépenses ; son désir compte d’une autre manière : le voilà riche ; deux et deux font cinq. Au rebours, la crainte de l’avare compte deux et deux font trois, en dépit de l’arithmétique.

LXXIV

Le grand maître de l’Université a dit, sur l’émulation, sur les distinctions, sur l’élite, des choses qui ne seront pas perdues. Comme hier je considérais une de ces estrades rouge et or qui fleurissent à la fin de juillet, et les têtes bien faites, lumineuses, saines, résolues, que l’on couronnait, j’entendis un curé qui se trouvait là dire d’un air fin : « Nous voilà assez loin de l’égalité démocratique » ; et il y eut autour de lui de triomphants sourires.

Oh, mes amis, la triste chose, de voir que l’égalité ait si peu d’amis. Gloire aux victorieux, gloire aux forts, ils ne chantent que cela. Et que voit-on dans l’histoire ? Les forts encore plus forts par leur force ; les faibles encore plus faibles par leur faiblesse. Le droit cou-