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LES PROPOS D’ALAIN

de la philosophie et les meilleurs préceptes de la morale, cela ne me dispense toujours pas d’aller au fantôme, et de voir ce que c’est. Aux yeux de Zadig, la reine avait toutes les perfections ; c’est là qu’était sans doute l’erreur cachée. Son courage s’exerçait dans le vide au lieu de percevoir exactement la chose avec tous ses ressorts. Il y a des regards qui jettent un pauvre amoureux hors de lui-même ; et fort souvent ce n’est qu’un jeu des paupières qui manquent d’eau, ou un mouvement des sourcils contre une lumière plus vive, ou tout simplement des jeux de lumière et d’ombres venant d’une cause extérieure. La largeur de l’iris donne au regard une profondeur d’énigme ; mais cette largeur dépend de l’éclairement. Tout le jeu des passions vient sans doute de l’idolâtrie, qui suppose des pensées dans les objets : et les yeux humains en sont un bel exemple. La fatigue, un corset un peu trop neuf, ou des chaussures étroites, peuvent donner aux traits d’une femme une expression de dédain ou de mépris ; une coiffure compliquée plus qu’à l’ordinaire occupe la femme la moins coquette, gêne les mouvements de la tête et du cou, et dirige un entretien jusqu’à une froide et majestueuse sagesse dont il faut accuser le coiffeur. Ne dites pas que la perception de ces petites causes rendrait enfin la vie insupportable ; car on se laisse toujours assez prendre aux apparences ; et il n’est pas à craindre qu’on triomphe tout à fait des passions ; il ne s’agit que de les modérer, et d’amortir en quelque sorte une imagination qui vibre trop d’une erreur à l’autre. Un chanteur peut briser une coupe de cristal par les vibrations de sa voix ; mais, si vous posez le doigt sur le bord de la coupe, non.

LXVII

Si je fais le compte de ceux que j’ai connus, et dont l’alcool a fait des brutes, j’en trouve un assez grand nombre. Et ce ne sont pas, il me semble, les plus viles, les plus épaisses, les plus crasseuses natures, qui tombent ainsi au-dessous du mépris. Souvent même j’ai pu reconnaître dans ces caractères, au moment où ils commençaient à glisser sur la berge du fleuve Alcool, sans y tomber encore, j’ai pu reconnaître en eux souvent une espèce de noblesse. Quelquefois il en reste des traces, faites-y attention, dans ces trognes barbues enluminées par le vin.