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XXII

CONNAIS-TOI

Un très bon esprit, et grand observateur, a écrit que l’envie était au fond de tous nos sentiments, même d’amitié. J’ai connu de près l’homme qui croyait penser ainsi. Il n’eut jamais d’envie ; je l’ai vu fidèle et généreux, sans aucune trace de méchanceté ; seulement il avait l’humeur vive. Suis-je un grand observateur ? Voilà la question.

Mon mouvement est de refuser. J’ai l’idée que je serai trompé par les premiers signes. J’ai l’idée que les hommes commenceront par me jeter au visage un portrait d’eux-mêmes qui ne leur ressemble guère. Par exemple, sur une question qui lui est neuve, et qui l’émeut, tout homme commence par lancer des sottises surabondantes. Je sais pourtant bien que ce n’est pas sa pensée. Mais lui il veut que ce soit sa pensée ; il s’y attache ; si on le pousse, il en jurera. C’est une prétention de faire la bête, comme de faire le méchant. Il n’est pas habile de réfuter ; il n’est pas habile de condamner. C’est brouiller l’eau. Si l’on veut voir clair, il faut attendre ; il faut que cette agitation redescende. J’attends le repos, peut-être même le sommeil si je pouvais. La seule manière de manger instruit plus que la manière de parler ; le son de la voix en dit

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