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PEUR N’EST POINT PRUDENCE

cher. À cet artiste nous confions nos vies ; et quand il nous a fait gagner cinq minutes, nous ne savons pas dire si c’est qu’il est imprudent, ou bien s’il est un habile homme. C’est ainsi que nous jouons avec le danger.

La peur est une mauvaise gardienne ; elle joue son jeu tragique en marge des risques réels, et souvent à contre-sens. Sur la ligne funeste, plus d’un voyageur sera inquiet si le brouillard s’épaissit, et dans le temps même où l’on peut être assuré que tous les gardiens redoublent d’attention. Cette peur durera à peu près autant que le réveil de prudence, et par les mêmes lois du souvenir, qui ne sont point les lois des choses. Tous les accidents arrivent à l’improviste, c’est-à-dire exactement quand personne n’y pense ; il faudrait donc se défier du sentiment même de la sécurité qui est pourtant ce à quoi nous tenons. C’est pourquoi toutes ces déclamations qui suivent les catastrophes me semblent sans avenir, et marquées de faux dans le moment même. On se hâte de demander des sanctions ; on en cherche d’effrayantes ; c’est qu’on sent que l’on va oublier ; c’est qu’on sent que la provision de peur n’est pas une chose dont on puisse répondre. On dit bien qu’il y a des précautions à prendre, des voies à doubler, des bifurcations à aménager, des signaux à multiplier ; on ne cesse d’inventer ; les progrès sont sous nos yeux, par exemple dans ce jeu de ponts qui suppriment les croisements à l’approche des grandes gares. Certainement, on peut faire mieux et on fera mieux.

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