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LA CRITIQUE

crois voir, se dit l’homme, est mêlé de moi ; il s’agit de défaire ce mélange. Le plus beau moment du héros stendhalien est quand il parle, comme Ulysse, à son propre cœur, mais mieux : « Je suis fou ; je dois penser que tout ce que je suppose est faux ». Napoléon, son modèle, avait des parties de jugement ; il savait bien dire : « Ce qui me plaît à croire est suspect ». Par cette précaution, on arrive à percevoir les signes réels ; on arrive à un degré admirable de confiance. Mais cela n’entre point en nos ajusteurs de sagesse, qui font des serrures pour d’autres. Et quel avantage en ce savoir-faire, s’ils croient ce qui leur plaît, ou seulement ce qui les touche ? En leurs équations ils ne croient rien ; ils font l’enquête bien exacte et le recensement : mais s’ils sont candidats à l’Académie, ils croient tout. Le premier fripon conduit leurs pensées, si seulement il sait flatter. Aussi ces crédules sont-ils rongés de doutes, c’est-à-dire guéris d’un flatteur par un autre flatteur. Il fallait douter par connaissance de soi, non par expérience des flatteurs ; mais c’est la difficile école, et même ignorée ; d’où vient que le mot de critique a pris un sens étrange et détourné. Critique veut dire séparation ou distinction.

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