Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/27

Cette page a été validée par deux contributeurs.

VI

LA CRITIQUE

Tout est vrai dans un fou ; car c’est pourtant vrai qu’il est fou. S’il croit voir courir des rats, c’est qu’il a les yeux malades, ou les nerfs, ou la cervelle. S’il sent des morsures de rats, c’est qu’il sent de vives douleurs, comme il arrive aux goutteux. Et peut-être faudrait-il dire qu’il n’arrive au fou rien de pis que ce qui nous arrive à tous dans la fièvre, ou seulement quand nous rêvons. La différence est en ceci que nous ne croyons point aveuglément ce qui se présente, au lieu que le fou croit tout. Le fou est un homme qui se croit. Par un mouvement brusque, par un jeu de lumière, il lui semble qu’une forme a passé d’un arbre à l’autre ; au lieu de se méfier et d’y aller voir, il se demande qui cela peut être, et ce que veut cet insaisissable. Sa pensée est un roman assez bien conduit quelquefois ; il y exerce même un esprit de sagacité, comme on voit en ceux qui, sans être fous à lier, donnent trop de place au soupçon et trop peu à la connaissance de ce qui est. Et en effet le fou se conduit assez raisonnablement pour un homme qui est entouré d’ennemis cachés, et dont il ne voit jamais que l’ombre fugitive ; seulement il n’est pas entouré d’ennemis cachés ; et, comme Montaigne aime à dire : « Il n’en

— 23 —