Page:Alain - Minerve ou de la Sagesse, 1939.djvu/244

Cette page a été validée par deux contributeurs.
MINERVE OU DE LA SAGESSE

ferait étincelles et foudre, je me dis : « Voilà un homme ». Ainsi toutes ses précautions et doubles serrures n’empêchent point que je le reconnaisse homme ; au contraire il m’aide à le reconnaître ; par son refus il m’aide. Ici se trouve le plus étrange commencement d’une amitié, et le plus admirable malentendu. Car vainement il fait le mort ; je sais qu’il sait ; je sais qu’il me devine ; je sais qu’il accumule la défiance, et que cela est en train de fondre, et qu’il le sait. Suis-je pressé de me faire reconnaître ? Suis-je pressé de persuader ? Non pas. J’attends ma grâce, qui est sa grâce.

Mais que de fautes ! Quelle effrayante frivolité ! Souvent je condamne une fois, je refuse une fois. J’ai un moyen qui est mieux que de mal lire, c’est de ne point lire. Semblable à un prince, je l’ai exclu de mes audiences. Ainsi il finit par être exilé tout à fait. Tous ses efforts sont en vain. Que voulez-vous que me fassent les plus beaux vers si j’y laisse traîner des yeux distraits et ennuyés d’avance ? On dit bien qu’admirer c’est égaler. Je le comprends bien, et me voilà armé pour refuser. Car il m’est facile de ne pas lui prêter de mon fond un génie égal au sien. Je suis cuirassé admirablement contre le sublime, qui est mon sublime. « J’ai assez fourni de sublime pour aujourd’hui », dit le prince. Et le prince c’est n’importe qui.

Quel plaisir de prince à être injuste ! Quel plaisir à faire attendre ! Hugo est dans mon antichambre. Dites-lui qu’il revienne. Il faut reconnaître aussi ce droit d’être injuste ; car la justice est absolument

— 240 —