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MINERVE OU DE LA SAGESSE

Et malheur à celui pour qui ses propres décisions sont révocables, ou semblent telles, car il ne tirera jamais de ses décisions tout le bien possible. Tels sont ceux qui divorcent, changent de métier, et courent d’une chance à l’autre. Et en effet ils recommencent au lieu de continuer. Le moment où l’on se déplaît dans le nouvel état est un moment à passer. Il n’y a que le temps d’un éclair entre la joie d’avoir changé et la certitude que ce changement est médiocre lui aussi. Et le plus grand mal, ici, est de ne pas comprendre cette sorte de loi de la nature humaine. L’homme qui ne pense pas à vouloir est accablé de ses pensées et doit se donner du jour et de la distance. Cela même fait partie du vouloir et le chef a naturellement ce mouvement d’avancer, et de rendre irrévocable chacune de ses démarches.

Or l’autorité s’établit par guérir dans les autres, et d’abord en soi-même, le perfide espoir de renoncer au premier obstacle. Chacun connaît trop bien en lui-même cette fausse sagesse qui toujours raisonne et jamais ne décide. Le commun langage désigne du beau nom de jugement à la fois la sentence irrévocable et la plus haute fonction de l’esprit. En un homme faible, les pensées brillent souvent comme des diamants ; mais ce ne sont que des idées. Dans un homme qui sait vouloir, les pensées sont des jugements ; c’est dire qu’elles engagent, qu’elles sont des commencements d’œuvre, et qu’il ne leur est point laissé ce pouvoir de remordre, qui fait le supplice des faibles. Là-dessus on peut lire ce que Descartes a écrit des irrésolus, dans son Traité des Pas-

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