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L’OPTIMISME COMME RÈGLE

ser à l’offense. Quelqu’un lui a enfoncé cette épine ; il ne peut ni ne veut oublier l’épine ; il en essaie la pointe. Que ce soit ressentiment, remords, ou désespoir, le plus clair du supplice est que l’on sait qu’on n’y peut rien, et que l’on est, comme on dit, damné à toujours. Dans les très subtiles pensées de n’importe qui, il y a toujours cette pensée supérieure, qui est la connaissance de soi, et qui condamne le soi-même à être toujours soit envieux, soit timide, soit ignorant, soit maladroit, et dans tous les cas malheureux. Cette pensée vient très tôt à l’enfant, et lui est quelquefois très pernicieuse ; mais heureusement cet âge oublie sans peine par un simple changement de spectacle. L’homme sérieux, je dirai même vertueux, est celui qui est le plus redoutable à lui-même.

L’optimisme m’apparaît ici comme une règle supérieure. Car il faut vouloir que la vie soit bonne ; et d’abord il faut vouloir qu’on puisse le vouloir. Sans ce décret préalable, le malheur va toujours de soi. Car on sait qu’il n’y a pas de situation qu’une inquiète pensée ne puisse gâter. Je veux appeler héroïque cette pensée cartésienne qui ne cesse de sous-entendre en chaque pensée que toute pensée est libre. Ce qu’il y a de beau dans Descartes, c’est qu’il se montre à nous comme un homme pareil aux autres, et occupé à lutter contre le malheur ; seulement extrêmement rusé, et voyant de loin les conséquences d’un premier abandon. La folie, à proprement parler, est cet état de nos pensées où nous croyons que nous ne pouvons rien changer

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