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MINERVE OU DE LA SAGESSE

quand on est trop disposé à approuver tout ; et, au contraire, quand on se sent tourner à l’aigre, à chercher des raisons d’être content. On se garde par ce moyen de tous les genres d’emportement et d’excès. Tout homme cherche plus ou moins cet équilibre, et cela ne va point non plus sans récompense. Ainsi la morale est bonne fille, en somme.

Quelquefois les risques se montrent et la vie du sage devient soudainement très difficile. Il suffit d’un tyran bien résolu pour que la simple franchise soit cruellement punie. Nous ne sommes plus au temps où le tyran faisait voir le taureau d’airain rougi au feu, dans lequel on enfermait ceux qui refusaient de mentir. Toutefois on peut encore payer de misère, pour soi et les siens, un témoignage selon le vrai. Et ce qui me paraît remarquable, dans ces situations difficiles, c’est que la grande voix de la peur, parce qu’elle est alors reconnue, éclaire la conscience, à ne s’y pas tromper. Plus la peur nous saisit, plus elle a d’empire, plus aussi il est évident qu’il n’y faut point céder. Et voilà ce qui explique que beaucoup d’hommes, incapables de petites vertus, en fassent voir souvent de grandes et d’inébranlables devant l’épreuve. Mais enfin je ne vous souhaite pas d’avoir à choisir entre un faux témoignage et une vie misérable.

Je souhaite que vous n’ayez pas à rendre, et au vu d’une pièce que vous êtes seul à connaître, une fortune que vous considériez comme vôtre, et à laquelle vous étiez accoutumé. Balzac a représenté deux héros de ce genre, dans les nouvelles qui ont

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