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plaire ; et son esprit est principalement occupé de cet étrange ordre humain, où ce qui est cru est le vrai. Mais laissons cet esprit rhéteur, revenons à l’autre.

Par l’effet de l’habileté manuelle, qui seule lui donne puissance et sécurité, le prolétaire est détourné de toute politesse, et par là de toute religion ; car il n’y a point de religion sans une disposition à croire et à pratiquer comme d’autres font. Par les mêmes causes, tout ce qui est d’Institution et invoque comme seul titre la longue approbation des hommes d’importance est considéré par le prolétaire avec étonnement, souvent même avec scandale, toujours sans la moindre nuance de respect. Le prolétaire est incrédule de toutes les manières.

Il y a du cynisme en ce manieur de choses ; peu de finesse, peu de nuances, peu de goût ; les arts supposent toujours une certaine Mystique. Et la poésie, comme chacun a pu le remarquer, n’intéresse le prolétaire que par les idées. En revanche le bon sens, formé par un travail assidu sur les choses, se développe selon une logique abstraite et nue qui embarrasse souvent les disputeurs, comme j’ai vu : « Vous convenez tous que la guerre est un mal ; eh bien, supprimons-là. » L’homme poli ne peut supporter cette naïve conclusion, qui va contre les usages. Mais, en revanche, le prolétaire ne peut supporter cette tortueuse politique, qui revient toujours dans le même chemin sanglant. Le robuste esprit des Fables exprime bien cette sagesse populaire, toujours résolument défiante à l’égard des héros et des épopées. Ce conflit est bien ancien, et je ne crois pas que l’esprit prolétarien ait changé beaucoup ; il est seulement plus fort, par le développement de l’industrie. Il fallait expliquer par quelles causes tout l’espoir de la paix est en ces rudes compagnons.