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Cet état d’indifférence ferme, si l’on peut dire, à l’égard d’un malheur démesuré, et dont ils ont subi aussi les atteintes, est ce qui m’a le plus étonné en cette guerre. Leur visage, là-dessus, montre une gravité spéciale, comme un retour, je dirais presque un effort de mémoire, et une attention à bien danser. Sur la question même, ils n’ont point de doute ; la guerre fut et sera ; il faut la préparer et s’y attendre. Ils sont tranquilles là-dessus comme sur leur habit et leur cravate. Et en vérité il ne faut point demander à un bourgeois pourquoi il porte une cravate. C’est ici un cercle de cravates. « Mon fils, disait le vieux diplomate, vous tendez vos filets trop haut. »

Il y a donc un art de plaire, et un art de penser pour plaire, qui définit l’existence du bourgeois, par opposition à celle de l’artisan ; et c’est une très mauvaise épreuve pour les idées, quelles qu’elles soient. L’homme peut avoir des connaissances étendues et même profondes ; dès qu’il les oriente pour plaire, ainsi que l’y force la nécessité de gagner sa vie, ses idées sont toutes prostituées. Et comme il en est ainsi pour tous, le chef cherchant l’opinion commune aussi, il en résulte que pour tous le fait le plus brutal est roi d’Opinion. Dès que sa Majesté la Guerre sort en cortège, ils vous laissent là. Comme ce bon camarade que j’ai retrouvé un jour officier d’État-Major. Il s’entretenait cordialement avec l’homme de troupe déguenillé. Le général survenant, il courut au perron, en courtisan ; mais ses bons yeux me disaient : « Pardonne-moi ; dans quelques instants je serai de nouveau un homme, et avec bonheur. »