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CHAPITRE XXX

DES SOTS

L’Importance convient aux sots. Mais on ne naît point sot ; non que je croie que tous les hommes naissent égaux ou semblables ; tout au contraire je crois qu’il y a une perfection de chacun, qui lui est propre, et qui est absolument belle et louable, sans qu’il y ait lieu de décider lequel vaut le mieux d’un berger parfait ou d’un ingénieur parfait ; ces comparaisons n’ont point de sens. Tout homme est parfait autant qu’il développe sa nature ; et tout homme est sot autant qu’il imite. Et comme l’Importance se gonfle de tout ce que les circonstances lui apportent, et fait jabot de tout, il faut dire que l’Importance rend sot. C’est pourquoi je n’injurie en ces propos aucune nature d’homme ; je n’en ai qu’à des outres vides.

Cette guerre, bien clairement, sous mes yeux, a défait son propre être, je dirais mieux son propre paraître. Premièrement elle a séparé avec violence les Importants, les a habillés et marqués, les a condamnés à s’imiter les uns les autres ; ainsi l’élite s’est rassemblée, fortifiée en apparence ; l’élite s’est affirmée en importance, et s’est niée en puissance, ce qui s’est vu dans les actes et dans les discours de Messieurs les Importants, plus ridicules de jour en jour par le contentement de soi et par l’approbation forcée, le plus haut Important étant bien clairement le plus sot. Tous, sans exception, ont perdu un peu du talent qu’ils avaient, un peu de la science qu’ils avaient, un peu de leur grâce naturelle ; beaucoup ont tout perdu. Quelques sots achevés, peut-être, n’avaient rien à perdre en cette redoutable épreuve ; mais il y en a moins qu’on ne croit.

Je n’en vois qu’un, parmi les chefs, qui ait échappé à la Sottise, et parce qu’il n’a point voulu de l’Importance. Aussi a-t-il terminé la guerre par son énergie propre, et contre les Importants de tout grade, qui feraient durer toute guerre par une secrète affinité entre leur genre