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aventure d’amour. L’avare même, assez connu pour penser plutôt à lui qu’aux autres, est bien capable de préférer, si l’on peut dire, son trésor à lui-même.

J’entends bien qu’il suit toujours son plaisir, et l’amoureux son plaisir, et l’ambitieux son plaisir, et le héros son plaisir, et le saint son plaisir. Mais qui ne voit ici l’ambiguïté des notions vulgaires ? La question est justement de savoir s’il n’y a point de plaisirs vifs, point d’emportement joyeux, point d’enthousiasme, point d’ivresse hors de ce qui est utile à la conservation du corps vivant. Et il est très important de comprendre, en suivant cette idée, et en recherchant encore d’autres exemples, comment les passions conduisent le monde des hommes plutôt selon la loi de dépense de soi que selon l’économie de soi. La guerre, qui se montre à ce tournant avec ses vraies causes, conduit à conclure que peu de gens agissent selon leur intérêt, et que c’est bien regrettable.

Ce qu’on voit dans ce monde ce ne sont point des hommes qui vivent goutte à goutte en se retenant, et en ramenant tout à eux par une sorte de calcul philosophique. Ce qui est ordinaire, c’est le calcul de l’intérêt, mais au service des passions, comme on voit dans le Nucingen de Balzac. Et l’on a assez dit que le moteur de l’industrie qui compte si bien, c’est une passion qui ne compte guère, et qui se consume en folies adorées. C’est assez d’une esquisse ; il n’en faut pas plus, lecteur, pour que tu te reconnaisses ; et voilà l’homme de guerre. La sagesse est de le voir d’abord comme il est, afin d’éclairer l’humaine prudence. Si l’on demande après cela pourquoi il est ainsi, je réponds que je me moque de cette question. Il y a assez à faire, et la vie est courte.