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CHAPITRE XIX

DE L’ÉGOÏSME UNIVERSEL

Si l’on explique la guerre par l’universel égoïsme, comment expliquera-t-on cet esprit de sacrifice sans lequel la guerre ne commencerait point ? La Guerre offre de ces contradictions qui détournent de penser, et livrent les hommes aux passions. J’ai cru surprendre que la colère qui s’élève aussitôt, chez ceux qui prétendent discuter de la Guerre par raison, vient de ce qu’ils croient que leur raison est vaincue d’avance en ce problème surhumain. Pour moi, le Monstre ne m’a point épouvanté par ce double visage qu’il montre toujours. Car, regardant le roi de la planète tel qu’il est en son ordinaire, je n’ai jamais trouvé un sens acceptable à ces doctrines de l’égoïsme universel, qui ont presque cours forcé dans le commerce des Idées.

Il est assez clair qu’on peut concevoir un pauvre homme comme cet Argan dans Molière, malade ou non, qui vit dans la crainte de tout, et qui ne pense qu’à se conserver lui-même, quand ce serait aux dépens d’autrui. Mais il est clair aussi qu’un homme jeune et vigoureux se propose beaucoup d’autres fins. En lui le désir de se conserver n’agit et ne se montre que dans le danger immédiat ; aussi travaille-t-il plutôt à le vaincre qu’à le fuir. Il ne manque jamais de sauveteurs ; il y a des téméraires assez ; tous les passionnés s’élancent vers le risque et l’épreuve sans se soucier de conserver leur vie, et quelquefois même avec l’espoir de la perdre. La sombre mélancolie d’un Werther n’est pas plus étrangère à la nature humaine que les terreurs d’un Malade Imaginaire. Je dirais même que l’homme passionné, qui n’aime la vie que sous condition, et s’il est riche, aimé et honoré, est plus près de la vérité commune que l’homme ridicule qui compte ses gouttes, ses lavements et ses purgations. La vie se développe selon l’audace des passions, et non selon la peur de mourir. Il n’est guère d’homme qui ne se soit senti brave et invincible au plus beau moment de quelque