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ces pensées qui m’occupèrent trois ans, et qui tendaient toutes à l’homicide. Comprenez donc comment un homme se rassemble et se met en ordre lorsqu’au travers de l’action le danger se montre. D’un côté l’attention se porte aux moindres prises, étudie détours et moyens, sans délibérer jamais sur ce qui a été décidé, car le temps manque ; et si la décision est bonne ou mauvaise, et si elle est de lui ou d’un chef, il n’est plus temps d’y penser ; tout cela est derrière, et irrévocable. Mais, d’un autre côté, le danger presse les pensées et les resserre, car la peur vient ; et ce commencement de sédition exige une prompte reprise de soi et la négation de toutes les pensées perfides ; ici la volonté mitraille d’abord, sans examiner. Il y a un devoir plus pressant encore que de faire ceci ou cela, c’est de vaincre la peur ; il faut que le danger soit surmonté ; et l’élan est toujours réglé sur l’obstacle. D’où un massacre des opinions oiseuses. L’érudit, qui pense n’importe quoi avec une égale complaisance, jugera toujours mal de ces choses, parce qu’il a oublié l’énergie pensante, qui veut, qui choisit, qui maintient, qui écarte ; enfin qui gouverne. Et comprenez l’erreur de l’érudit, qui, recevant par des signes ces opinions fulgurantes, les prend comme on prend des faits, ainsi qu’il a coutume, et les imite et les développe en ses discours. Ce qui fait qu’il est aussitôt méprisé par l’homme de guerre, et n’y comprend plus rien. C’est que l’érudit éveille en lui-même tout ce qu’il y a de cruel et de laid, afin de porter cette idée que vingt mille cadavres étaient nécessaires ; au lieu que l’homme de guerre exerce son courage à ne point penser aux cadavres. Sachons admirer, et sachons mépriser.