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dérée dans la pensée, et autant que la réflexion errante l’éclaire, n’est pas autre chose que l’idée même que nous ne pouvons rien contre nos passions. Ramenant cette idée à mon sujet, je dis, en changeant les mots, que l’esprit guerrier n’est pas autre chose que l’idée même que nous ne pouvons rien pour éviter une guerre. Sombre méditation, qui est déjà désespoir, fureur, meurtre des autres et de soi. Par le même mouvement d’esprit, la crainte de devenir fou, fille de pressentiment, et cause à son tour de pressentiments encore plus vifs, engendre une espèce de folie volontaire, si l’on peut ainsi parler, qui devance l’événement, cherche le malheur, et prend ainsi figure de méchanceté. Je n’espère pas traiter suffisamment de cette ample matière ; toutes les notions y sont à revoir ; peut-être aura-t-on saisi, d’après ce chapitre et d’après d’autres, en quel sens je puis dire que la folie est mécanisme corporel et maladie, et en quel sens je veux dire qu’elle est consentement et méchanceté.

Mais remontons au niveau de l’humain ordinaire. Quand un homme me soutient que la guerre était inévitable, et que je le vois s’animer bientôt jusqu’à la fureur, il m’arrive de lui faire reproche de ce qu’il aime la guerre et ne voudrait pas qu’il n’y ait pas eu de guerre. À quoi quelqu’un m’a répondu ; « De ce que je considère la guerre comme inévitable, il ne faut pas conclure que je la désire. » Savoir. Les mots disent toujours mal. J’accorde que la guerre lui est horrible à prévoir et horrible à voir. Mais le vrai pessimiste, toujours fataliste aussi, désire en un sens ce qu’il annonce, car la crainte fait naître l’impatience, et c’est ainsi qu’on peut se tuer par crainte de la mort. Il y a ainsi un appétit du malheur, pour soi et pour les autres ; et peut-être n’y a-t-il point au monde d’autre méchanceté que celle-là.

Relisez ou lisez là-dessus Le Lys, de Balzac ; la peinture du comte de Mortsauf est un beau chapitre de l’anthropologie véritable. Toute folie ainsi considérée éclaire toutes nos fautes ; mais cette lumière veut des yeux accoutumés. Je crois que le lecteur de bonne volonté arrivera à se guider lui-même dans ces sentiers difficiles, s’il considère souvent et sans préjugé de doctrine l’idée de la Fatalité, funeste dès qu’on la forme, mortelle à l’esprit dès qu’on la soutient, mais consolante dès qu’on la tient à distance de vue, objet humain parmi d’autres. Remarquez déjà une analogie bien saisissante ; de même qu’il faut avoir la doctrine de la folie évitable si l’on veut arrêter sur la pente quelque esprit prophétisant sur soi, de même il faut considérer, par invincible préjugé, la guerre comme évitable, si l’on ne veut pas contribuer à la rendre inévitable. Ici est la Foi, reine des vertus. Au contraire l’ex-