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CHAPITRE XCIII

DES MÉCHANTS

Un ami qui avait autrefois de la pénétration, et qui n’a plus que de l’importance, me dit un jour après plusieurs enquêtes auxquelles il avait été conduit par ses fonctions : « Les fous sont des méchants. » J’ai eu, plus d’une fois, l’occasion de mettre dans une lumière convenable cette pensée brillante, qui ne doit pourtant pas étourdir. Et comme l’idée de la Fatalité doit être ici considérée attentivement, les fous me seront l’occasion de comprendre encore mieux les passionnés ; et c’est pour les passionnés que j’écris ; car aux politiques je n’ai rien à dire ; ils jouent leur jeu.

La Fatalité, donc, s’annonce par un sentiment vif ou pressentiment de ce que nous allons faire, de ce que nous ne pouvons pas ne pas faire. Et il faut bien distinguer cette espèce de vertige de la prévision pure et simple d’un événement qui va arriver par des causes. Si nous arrivons à prévoir par des causes un crime, ou une colère, ou une guerre, nous serons conduits, comme il arrive, à changer les causes et à éviter ainsi les effets ; c’est ainsi que chacun arrive à échapper à mille dangers en traversant une rue. Mais si j’ai par malheur le pressentiment soudain et vif qu’une voiture va m’écraser, me voilà dessous. Ainsi, quand l’action dangereuse s’annonce en nous, nous ne pouvons avoir cette assurance du conducteur qui serre le frein ou qui agit sur le volant. Alors nous est signifiée, non une conséquence seulement possible par des causes, mais une espèce de volonté obstinée qui va à sa fin en dépit des causes. Contre quoi notre industrie se trouve désarmée, qui sait changer l’avenir en changeant les causes ; et la réflexion prévoyante ne peut jeter là-dessus qu’un désespoir d’esprit qui presse encore la passion et la jette à son accomplissement. Cette idée est le fond de toutes les passions, on pourrait dire de tout le romantisme des passions. Il y a un appel du destin, qui est trop entendu. Oui, la passion, consi-