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CHAPITRE XCI

VOULOIR

Relisant ces jours-ci l’immortel Phédon, je revenais à ces penseurs sans courage, qui sont toujours à attendre quelque preuve qui les dispenserait de choisir. Trop commode, si nous étions une mécanique à penser, et si la Justice et la Paix, aussi bien que les autres Idées pures et sans mélange, étaient de force à vaincre les doutes et à subjuguer l’âme. Mais Socrate ne voulait point d’une âme esclave ; et personne n’en voudrait, de ce triste penseur qui dirait : « La Justice est la plus forte ; la Vérité est la plus forte. »

À bien regarder, et comme le puissant Descartes l’a si bien dit, les Idées sont faciles à concevoir, mais difficiles à accepter. C’est que pendant que nous attendons leurs preuves, elles attendent notre choix. Nullement semblables à ces cailloux petits et gros qui s’imposent si bien par la blessure ; ceux-là existent terriblement ; oh oui ; ils n’ont pas besoin de notre consentement. Pesant sur nous, et nous faisant violence ; indiscrets, pressants. Et l’injustice de même, et la guerre de même ; par les faits innombrables, et par ce genre de preuves qu’on peut tirer des faits, elles se répètent et crient à nos oreilles que la Justice n’existe pas par elle-même. Cependant la Justice et les autres Idées, et le Droit, et la Fraternité et la Paix attendent comme suspendues. Elles attendent que nous les choisissions et voulions. Par notre volonté seulement elles seront ; le Verbe s’est fait chair, une fois. C’est un modèle. C’est un miracle qu’il faut refaire, et qu’il faut maintenir. Laissez aller les choses, vous aurez un mécanisme et une violence inévitablement. L’Esprit seul peut faire la paix ; toutefois non pas sans vouloir. Mais les hommes sont mal instruits. Instruits par les preuves de fait, qui certes n’ont pas besoin d’un consentement. Instruits de ce qui est, sous l’idée qu’on peut bien changer ce qui est par industrie, mais à la condition de l’accepter et de le servir d’abord. De là ces