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CHAPITRE XC

L’ESPRIT

On dit partout que la guerre vient de ce qui est inférieur dans l’homme, et qu’on ne peut supprimer ; et que l’Esprit n’y peut rien, ne pouvant se séparer de son mauvais compagnon. Erreur de grande portée, qui va à confondre la guerre avec les querelles et rixes, lesquelles sont et seront toujours à attendre, par la nature animale, qui nous tient tous. Mais l’expérience fait voir qu’une police convenable, en chacun et dans la ville, modère cette folle agitation, qui d’elle-même n’irait pas loin. Et qu’est-ce qu’un crime ou deux ?

Mais pour ce crime sans mesure, qui fait marcher des hommes contre des hommes, d’après une colère de cérémonie, contre l’intérêt de tous et contre le désir de presque tous, pour ce crime sans mesure, il faut l’Esprit. Oui il faut des doctrines, des systèmes, un idéal, des preuves, une morale, une religion enfin. La colère, subordonnée au sommeil, à la faim, à la fatigue, appelle l’Esprit au secours. C’est l’Esprit qui veille, c’est l’Esprit qui tient.

En quoi il est esclave, et fabricant d’opinions à la requête des passions inférieures. Volontairement avili. Ici s’éveille une colère en moi, que je dois modérer, car c’est encore guerre, mais que je ne puis dire injuste. Je pardonne à ces masses de muscles qui n’arrivent pas à penser. Mais comment pardonner à celui qui a reçu la grâce d’être moins alourdi, de lire, de comprendre, de penser, s’il soumet ce pouvoir aux Forces ? Ils ont un devoir lourd, ceux qui ont pour fonction de penser. Faiblesse n’est pas crime ; et l’inférieur, qui porte tout, qui nourrit tout, et jusqu’à la lumière impartiale, l’inférieur est toujours bien fort. Nul n’est assuré contre la colère. Mais adorer la colère, et s’y jeter avec cette joie mauvaise contre cet esprit qui ne voulait pas servir, c’est cela qui est la trahison. L’inhumain n’est pas dans l’acte féroce d’homme contre homme ; mais celui qui adore en esprit la