Page:Alain - Mars ou la Guerre jugée, 1921.djvu/178

Cette page a été validée par deux contributeurs.

mécaniques. C’est que la moindre vérité serait redoutable ; on tomberait tout de suite dans quelque hérésie. Effaçons les faits et les êtres ; il faut que les formules suffisent à tout.

Vous n’avez pas rêvé, non ; vous avez bien lu que la Croix de Guerre fut solennellement donnée à un pigeon, selon les phrases consacrées : « A assuré la liaison entre l’infanterie et l’artillerie malgré un bombardement violent. » Cela, si on l’examine, dépasse ce que les plus hardis comiques ont osé. Mais on n’examine point ; tout est sacré, l’oiseau, la phrase et le personnage. Tu commences par rire du pigeon, de la phrase et du personnage ; mais, le personnage et la phrase, tu t’aperçois qu’il est défendu d’en rire. Des milliers de pigeons t’entraîneraient à te moquer de trop de choses. On décore des villes. On décore un officier parce que son abri s’est écroulé sur lui. On qualifie d’intrépides et de fidèles des troupes dont on sait qu’elles s’enfuient aussi bien qu’elles attaquaient, dès que les gradés sont tués. Que restera-t-il, si tu commences à ne pas croire ? Tu aperçois d’un regard cet immense édifice, qui vacille par ton doute. Aussi ton rire s’arrête net et fait place à un sérieux incroyable, qui me gagne moi-même. Tu apprends à croire, et moi j’apprends ce que c’est que croire, et ce que c’est que persuader celui qui a juré de tout croire. Et c’est dans le moment où le croyant est ridicule qu’il m’effraie. S’il a vaincu le ridicule, que pourront mes raisons ? Et s’il n’a pas eu égard à lui-même, aura-t-il égard à moi ? En vérité je n’ai plus envie de rire.