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CHAPITRE PREMIER

L’AMOUR DE LA PATRIE

Nous devons faire un exact inventaire, sans aucun respect. Mais il est moins question de nier que de donner à chaque sentiment sa juste part dans la grande Aventure. Il s’agit maintenant pour moi de la vie des autres, au sujet de laquelle je dois décider pourquoi et en quelles circonstances j’accepterai ou non, le cas échéant, qu’ils meurent pour mes idées. Soyons donc scrupuleux, et non point léger. Or je crois que cet amour de la patrie, si naturel en tous, n’est pas assez fort pour porter par lui-même le grand effort de guerre.

Et voici pourquoi je crois cela. La Nation en guerre a autant besoin d’argent que d’hommes. C’est un fait qu’elle trouve autant d’hommes qu’il y en a en elle pour mourir. C’est un fait aussi qu’elle ne trouve pas aisément de l’argent. Il y faut de la contrainte, lorsqu’il s’agit de l’or, ou bien une sorte de marché avantageux. Et, pour les emprunts, on n’a même pas l’idée de dire : « l’emprunt national ne rapportera aucun intérêt ; le principal même n’est pas garanti. »

Mais examinons de plus près. Il y a à dire ici quelques vérités désagréables. Chacun sait que les militaires, à partir d’un certain grade, et par la simplicité de la vie qui est alors imposée au combattant et même à la femme, amassent quelque argent pendant une guerre de quatre années. Or, parmi ces hommes qui donnent leur vie, y en a-t-il un qui, ayant fait le compte de ses dépenses, rende le superflu en disant : « Je ne veux point m’enrichir pendant que ma patrie se ruine. » Que les citoyens donnent plus volontiers leur vie que leur argent, voilà un paradoxe assez fort.

Mais ceux qui exposent leur vie jugent peut-être qu’ils donnent assez. Examinons ceux qui n’exposent point leur vie. Beaucoup se sont enrichis, soit à fabriquer pour la guerre, soit à acheter et revendre mille denrées nécessaires qui sont demandées à tout prix.