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guerre et l’actuelle sécurité contribue à réjouir l’homme dans le moment même où il pense aux heures les plus amères. « Si soucieux que nous soyons, disait un jeune, d’être sincères et vrais, nous donnerons toujours à nos jeunes auditeurs une idée trop favorable de la guerre ; il vaut mieux n’en rien raconter. »

D’après ces remarques, on comprendra que j’accomplis souvent, en ces pages, un devoir pénible, en retrouvant et restituant cette partie des souvenirs que chacun oublie le plus volontiers. Si chacun ne s’emploie pas à cette œuvre désagréable, il est assez clair que nous serons dupes encore de ce profond Art Militaire à la première occasion. Certes il faut dire, puisque cela est vrai, que l’obéissance stricte est presque toujours facile, et même agréable ; il faut ajouter que chacun arrive, sans même s’aider du mépris, à considérer les formes injurieuses et arrogantes de la même manière qu’il considérerait des effets naturels et inévitables comme la pluie et le vent. Mais, sous peine d’entrer dans le jeu des pouvoirs et d’exposer les jeunes générations à d’effrayantes conséquences, il faut aussi exposer la situation réelle de l’homme de troupe, si cruellement sentie à certains moments ; il faut même, autant qu’on peut, la lui faire ressentir, toujours en débrouillant les causes. Je dirai qu’il faut aller jusqu’à combattre certains sentiments affectueux, en considérant que l’on a aisément de la reconnaissance pour un tyran qui peut beaucoup, lorsqu’il n’est pas aussi méchant qu’il pourrait l’être ; et l’on juge toujours favorablement un être dont on n’attend que l’injustice, la violence et le mépris ; car, par la faiblesse et l’inconstance humaines, il sera toujours là-dessus bien au-dessous de l’attente. Bref, ce serait une faute, et de terrible conséquence, d’oublier volontiers ce qui désunit. Justement les pouvoirs grands et petits nous y invitent ; et voilà un signe assez clair. Souvenons-nous.