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CHAPITRE LI

DE L’ANECDOTE

En écrivant ces souvenirs, je dois me garder de l’anecdote, qui est presque toujours ambiguë, et toujours annulée par une autre anecdote. Car ce sont des moments ; et, dans cette vie continuellement vulgaire et continuellement tragique, n’importe quel homme offre tous les aspects ; il n’est personne, je pense, qui n’ait été brave un jour ; il n’est personne qui n’ait été lâche un jour. Le même chef est indulgent, juste, féroce tour à tour ; et le même homme de troupe se montre révolté, discipliné et dévoué d’une heure à l’autre. Il faut comprendre cette variété d’après le changement et la puissance des conditions extérieures ; par exemple des blessés à secourir, cela change le cours des idées et des humeurs chez tous ; l’inégalité dans la boisson et la nourriture fait aussi des changements soudains, qui, du reste, instruisent beaucoup sur la nature humaine ; celui qui n’a pas éprouvé cet état de dépendance ne croit jamais assez que le cours des opinions dépend de ce que l’on subit, de ce que l’on fait, et de ce que l’on boit.

Il faut ajouter un trait qui est propre à la guerre, c’est que ces changements sont presque toujours tout à fait imprévisibles ; c’est pourquoi rien n’est en espoir ; et l’humeur n’est jamais modérée, comme elle l’est dans la vie ordinaire, par une continuelle anticipation. Aussi l’homme se livre naïvement à son humeur présente, bonne ou mauvaise ; et les manières d’être ont, par ces causes, un caractère de violence et aussi d’instabilité ; cette vie ramène exactement à l’enfance. De là résulte un comique sans mesure, ou bien un tragique digne des anciens, et souvent une profondeur de trait ; mais ce ne sont qu’émotions et en quelque sorte explosions ; les caractères s’effacent. Ni les actions, ni les paroles ne trouvent des hommes où elles puissent s’attacher ; ce sont toujours des feuilles volantes, ou des fragments. Je ne vois de composé, en ces propos de guerre, qu’un mécanisme frivole et voulu tel ; ainsi la