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autres ; toujours est-il que le jugement a péri. Voilà sans doute tout ce que peut la guerre, par ses moyens démesurés ; elle peut détruire mais non changer l’individu. Et, par la loi de la vie, celui qui n’est pas brisé par l’excès du mouvement se retrouve et se reprend lui-même, et ramène ses souvenirs à sa mesure. Et comme ces réflexions que j’arrête en ces pages n’ont d’autre effet pour moi que de me rappeler à moi-même, ainsi elles ne peuvent avoir d’autre effet sur le lecteur que de le remettre plus vite dans ses propres chemins. Réellement cette guerre ne m’a rien appris d’essentiel ; je suis ami de la paix et ennemi de la guerre, comme j’étais avant, et radical, comme j’étais avant. Aussi ne verra-t-on point, à ce que je crois, les grands changements tant annoncés par les uns et par les autres, et selon les désirs de chacun.

Ce que je veux rembarquer ici, c’est que ces vues sont directement contraires à ce vertige Fataliste qui est mon ennemi propre. Car l’idée de conversions par violence extérieure et brutale expérience revient à nous mettre sous la dépendance de l’événement. Le despotisme qui prétend forger de nouveau les hommes par la contrainte, les soumet par là, et se soumet lui-même à l’action indéfinie des forces. Et toute révolution est à la fois despotique et fataliste par cette prétention à changer brusquement l’équilibre vital en chacun. Au lieu que les vraies notions concernant la liberté et le progrès sont enfermées dans cette remarque de Comte que les natures individuelles sont modifiables par de petites causes, sans pouvoir jamais être profondément altérées par les grandes. Et je crois fermement que, contre l’injustice et même contre la guerre, ces faibles modifications suffisent. Ne tendons point nos filets trop haut.