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PROLOGUE D’AVANT-GUERRE

fort et le pouvoir injuste. Le peuple a pu suivre un moment ; mais il finira par se faire un visage de pierre, sachant assez que tous ses enthousiasmes se retournent aussitôt contre lui. On pourra bientôt définir la Démocratie comme la grève de l’enthousiasme.

Donc alliance de raison, assez froide, et qui veut des concessions des deux côtés. J’entends bien qu’un haut personnage russe ne prendra jamais au sérieux le suffrage universel, la responsabilité ministérielle, le contrôle des dépenses, la réforme des abus. Ce ne sont pour lui que des paroles. Il cherche des rois et des princes, sous d’autres noms ; il les trouve, il les honore. Il rirait bien s’il croyait que le peuple soit réellement consulté sur la durée du service militaire. Il faut que nos hommes d’État résistent à cette contagion, sans quoi l’esprit russe pèserait un peu trop sur les institutions françaises. Que les trois ans plaisent à la Russie, cela est assez naturel, mais ne doit changer en rien nos délibérations. Qu’ils s’organisent selon leur esprit, et nous selon le nôtre. Je ne vois pas pourquoi la Chambre n’adopterait pas quelque motion fort polie, où elle s’opposerait à toute intrusion d’une puissance étrangère, même amie ou alliée, dans nos affaires intérieures. On nous répète assez que nous devons songer à vivre libres dans une France libre ; voilà une occasion d’appliquer ces belles maximes. Un allié qui tyrannise, ce n’est qu’un ennemi de plus. Et faut-il rappeler la fable du cheval qui, pour se venger du cerf, se laisse mettre le mors et la selle ? On doit arriver à un arrangement plus équitable. Pétersbourg doit supporter notre armée de deux ans et nos réserves organisées ; nous supporterons bien les prisons russes.

1er juin 1914