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PROLOGUE D’AVANT-GUERRE

paix la plus récente, qui nous coûta deux provinces ; c’était lassitude d’un peuple, mais non pas d’un peuple qui a bien combattu. Ne personnifions point ; ne tombons pas dans cette perfide mythologie d’un peuple toujours le même quand ses meilleurs enfants sont morts. Celui qui a faibli, celui qui a fui, celui qui n’a pas su oser, tous ceux-là délibèrent enfin sur la paix ; ils ont la paix que d’autres ont gagnée.

Le peuple après cela, vainqueur ou vaincu, est pauvre du vrai sang noble ; pauvre de sauveteurs, d’entreprenants, de généreux ; riche de prudents, de calculateurs, de thésauriseurs. Riche de prêteurs et de rusés ; riche de natures pauvres. Riche de tyrans et riche d’esclaves. La saignée prend le meilleur sang. Effroyable ironie de ces cerveaux fumeux, on ne veut point dire perfides, qui disent qu’une saignée est utile de temps en temps. Confusion d’idées plus dangereuse encore, lorsque l’on prêche que la paix amollit trop les caractères, et que la guerre les trempe ; que la paix est trop favorable aux forces de ruse et à la médiocrité morale ; que la guerre mettra les meilleurs hors du rang. Hors du rang, oui, mais pour être aussitôt mitraillés. Beau choix, pour le tombeau ! L’injustice lira quelque oraison funèbre ; mais ces leçons de toutes ces belles morts, pour qui ? Je crains alors une moisson étonnante d’hypocrisie ; un temps de discours pompeux, mais de réelle petitesse ; un temps d’opportunisme et de quant à soi. Bref, dans toute guerre, la justice est assurément vaincue ; l’injustice rit en dedans. Je voudrais que les ombres des héros reviennent, et qu’ils admirent cette paix honorable qu’ils auront achetée de leur vie.

31 juillet 1914.
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