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LE CITOYEN CONTRE LES POUVOIRS

situation ne dépendait plus du tout de nous ; comme si les forces de guerre étaient des forces naturelles et aveugles ; comme si l’effort des trois ans répondait à tout et remédiait à tout, alors qu’il aggrave les chances de guerre, et sans assurer l’avenir.

15 juin 1913.


Le massacre des meilleurs ; j’y insiste. Considérez tout à nu cet effet de la guerreLE MASSACRE
DES MEILLEURS.

Le massacre des meilleurs ; j’y insiste. Considérez tout à nu cet effet de la guerre, et même de la victoire. L’honneur est sauf, mais les plus honorables sont morts. Toute la générosité est bue par la terre. Car c’est la vanité souvent qui crie et qui pousse à la guerre ; mais devant le feu, c’est la vraie force, physique et morale ensemble, qui va la première ; et à la fleur de l’âge, avant même que les enfants soient faits. Dans cette terrible guerre moderne, il n’y a plus cette sélection des anciens combats, où souvent l’homme vigoureux, intrépide, maître de lui-même avait quelques chances de revenir. Ainsi, dans l’Iliade, il paraît naturel que les plus forts et les plus courageux soient invincibles, ou tout au moins durent plus longtemps que les autres. Ulysse revient dans sa patrie. Mais, dans nos guerres, lorsqu’il s’agit d’enlever une position sous le feu, le plus vif et le plus noble des hommes marche à une mort certaine ; il ouvre le chemin, mais il tombe avant le triomphe ; car le courage ne peut rien contre la balle ou l’obus. La guerre n’est plus une épreuve pour les héros, mais un massacre des héros. On fait la guerre afin d’être digne de la paix ; mais les plus dignes n’y sont plus quand on fait la paix. Rappelez-vous la paix qui mit fin aux guerres de l’Empire, et même la

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