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PROLOGUE D’AVANT-GUERRE

quer de Courage ; ces injures me blessent profondément ; mais, quand j’ai résolu de résister aux passions de tout un peuple, je me suis juré aussi de dompter les miennes. Selon mon opinion, c’est un courage trop faible que de pousser les autres à la bataille. Si j’étais personnellement provoqué, j’aurais à voir si la peur des coups ne prendrait pas figure de raison ; et, sans doute par cette ruse, la colère l’emporterait. Mais j’ai conscience que je suis ici votre tête et votre raison seulement ; ni vos passions ni les miennes ne comptent pour moi.

« Oui, dans ce moment même, dirait-il, dans cette effervescence de deux nations aveuglées, je crois à la paix, je veux la paix, de toutes mes forces. Quoi ? Ici et là-bas déjà des milliers de bonnes volontés s’offrent et se sacrifient. Un décret seulement et tous les liens de famille sont rompus : des milliers d’hommes vaincront la nature, et mourront, pour quelque chose de plus haut et de plus précieux qu’eux mêmes. Et ce mouvement sublime de fraternité n’ira pas jusqu’à dominer quoi ? Des intérêts contraires, des malentendus, des paroles trop peu mesurées ? Ces maux sont imaginaires. Demain la vie et les travaux peuvent aller comme aujourd’hui, comme hier. Rien n’arrêtera la charrue demain ; chacun respirera et vivra comme aujourd’hui. Si seulement cette plume ne signe pas, si je la brise sur le papier ; si par ma résistance désespérée, je garde un jour de plus ce pouvoir formidable que vous m’avez remis, on verra par l’expérience que la paix pouvait durer un jour de plus ; j’aurai, moi, fait ce miracle de donner un jour de vie à cent mille hommes, peut-être. Vos vertus grondent ; mais moi je ne vois que

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